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Cela devient une habitude, au moins depuis le premier Kill Bill : au sein même de son générique de début, Les huit salopards (pas merci le distributeur SND) est décrit comme le huitième (ou plutôt le 8ème) film de Quentin Tarantino. Une façon parmi d’autres de faire de son propre travail – voire de sa propre personne – une pure institution, que l’on célébrerait du vivant de l’auteur au lieu d’attendre quelques décades pour lui livrer un hommage posthume. Nous annoncer “le 8ème film de Quentin Tarantino”, c’est nous affirmer que ce film-ci fait partie d’une oeuvre plus massive et encore inachevée, un grand tout superbe qui marquera à jamais l’histoire du cinématographe. Si Tarantino était romancier, il créerait sa propre Pléiade, dont il s’auto-désignerait illico comme l’auteur phare. Attitude inutile et mégalomane de la part d’un cinéaste qui n’a nul besoin de dresser son propre piédestal – tant d’observateurs avisés sont prêts à le lui ériger. C’est tout le problème du bonhomme depuis Boulevard de la mort : il livre des films appréciables, voire très appréciables, mais semble si intimement persuadé de son propre génie qu’il ne semble plus si désireux de réinventer la grammaire cinématographique, de bousculer les lignes établies. Il faut dire qu’avoir Robert Rodriguez et Eli Roth comme principaux acolytes, c’est s’assurer une émulation artistique proche de zéro, tant le réalisateur de Pulp Fiction semble mille milliards de lieues au-dessus de ses compagnons de jeu.

Avec Les huit salopards, Tarantino livre son western. Un genre qui l’a construit en tant que cinéphile, et dont il se nourrit depuis toujours – avec notamment une obsession pour la figure du duel à mort. Le film est tarantinesque en diable : verbeux, chapitré, jusqu’au-boutiste dans ses montées de violence, avec des personnages bien trempés qui flirtent avec l’archétype sans jamais s’y vautrer. Tout respire l’amour du cinéma en général et du western en particulier : les choix de mise en scène destinés à rendre la projection en 70 mm absolument inoubliable, le long carton d’ouverture – quatre minutes environ – et son morceau signé Ennio Morricone, cet entracte qui tombe à point nommé en terme de suspense et permet à l’audience de reprendre son souffle avant une montée en puissance d’une violence inouïe… Si l’on en reste à la notion de plaisir immédiat, Les huit salopards est un film immense. Des comédiens que l’on a déjà tant aimés chez Tarantino – Tim Roth, Kurt Russell, Michael Madsen, Samuel L. Jackson – s’en donnent à coeur joie et les situations jubilatoires s’enchaînent avec ferveur, surtout dans la deuxième moitié du long-métrage. Et pourtant quelque chose fait que contrairement à ce dont il semble absolument certain, Tarantino ne passera pas à la postérité avec ce film-là. Cela tient à quelques séquences discutables ainsi qu’à l’impression de le voir multiplier les hommages et piocher avec nostalgie dans sa propre oeuvre sans jamais réellement sortir de sa zone de confort.

Les huit salopards rappelle Reservoir dogs.

Avec sa structure en huis-clos – on est enfermés pendant au moins deux des presque trois heures de film –, Les huit salopards rappelle Reservoir dogs. Des personnages dont on ne connaît que le patronyme, sans pouvoir s’assurer qu’il soit bien réel, évoluent les uns contre les autres au gré d’un jeu de dupes d’autant plus complexes qu’il fait intervenir une dizaine de personnages – le 8 du titre est légèrement trompeur. Comme à l’époque de Mr. Pink et Mr. Orange, on cherche qui a trahi. Ou plutôt qui va trahir. Et l’on en apprendra bien davantage au gré d’un retour en arrière judicieusement placé. Là où le bât tend ici à blesser, c’est que Tarantino n’est pas loin de tomber dans l’explicatif, souhaitant à tout prix recoller les morceaux d’un puzzle pas si complexe en nous expliquant bien, pas à pas, comment chacun en est arrivé là. Difficile de remettre en question ses talents de raconteur d’histoire et de croqueur de personnages : mais il semble qu’à un moment du film, et en dépit des réjouissantes effusions de violence qui font ressembler le film à un Dix petits nègres qui tache, le surplace ne soit pas loin. Ce que confirme le dernier plan, réussi pour tout un tas de raisons mais assez révélateur de l’immobilisme dans lequel ces Huit salopards ont sombré sans en avoir vraiment conscience.

Il est assez difficile de savoir si le film peut résister à un deuxième visionnage ou à l’épreuve des années. Le carburant principal de ces Hateful eight – ça fait du bien de l’écrire en anglais –, c’est la surprise. Tout comme l’excès de jump scares est souvent révélateur de l’incapacité d’un film d’horreur à créer l’angoisse autrement, on peut se demander ce qu’il reste du dernier Tarantino une fois démontés certains de ses étonnants tiroirs. Qu’un personnage en cogne un autre sans prévenir ou se mette soudain à cracher du sang, c’est principalement par décharges électriques que procède le film. Et si l’accident de la tête éclatée servait, dans Pulp fiction, de moteur comique et narratif, Tarantino semble ici ré-exploiter des mécaniques similaires sans jamais y parvenir aussi bien. D’un étudiant jadis excellent, on attend que des travaux irréprochables, des copies sur lesquelles il n’y aurait aucune annotation négative à ajouter. Tout en livrant un travail éminemment stimulant, l’élève Tarantino ne peut pas tout à fait s’empêcher de décevoir.

Le cinéaste n’est plus en droit de se faire passer pour un adolescent irresponsable.

Ce qu’il y a de gênant dans l’oeuvre de ce cinéaste qui reste néanmoins très précieux, c’est l’absence de fond qui caractérise la majeure partie de ses œuvres, y compris lorsque le sujet ou l’époque s’y prête. C’était surtout frappant dans Inglorious basterds, où la Seconde Guerre mondiale semblait principalement fournir un arrière-plan pittoresque, avec son nazi rigolo et sa France colorée. Ça l’est ici encore, où la guerre de Sécession ne semble servir qu’à inventer des personnages pittoresques et à broder un vague discours antiraciste. Sur ce dernier point, Django Unchained s’acquittait de sa tâche bien plus efficacement. Cinéaste apolitique, Tarantino se laisse en outre aller à des facilités difficilement pardonnables au vingt-et-unième siècle. Lorsque le seul personnage principal féminin reçoit pléthore de coups dans la tronche avec pour tout commentaire « on peut la frapper car ce n’est pas une vraie femme », il y a de quoi tiquer. Pas une vraie femme ? Parce qu’elle est au moins aussi sournoise et sanguinaire que les hommes du film ? Le propos est bien flou et rien ne vient rééquilibrer la balance tôt ou tard. Encore plus problématique : une séquence dans laquelle le personnage de Samuel L. Jackson, présenté à cet instant comme un héros, raconte la fellation forcée qu’il a imposée à un homme qu’il s’apprêtait à tuer. Cela s’appelle un viol mais le mot n’est jamais prononcé, la seule chose qui semble intéresser Tarantino dans la séquence étant le fait qu’un homme en ait sucé un autre – ce qui nous est juste présenté comme un truc un peu dégueu. Soit le propos n’est pas clair et c’est fâcheux, soit il est limpide et ça l’est encore plus. À bientôt 53 ans, le cinéaste n’est plus en droit de se faire passer pour un adolescent irresponsable. Il doit répondre de ses actes et réaliser qu’il s’adresse à un public qui sait généralement qu’il ne faut pas faire éclater à bout portant, mais qui a souvent beaucoup moins conscience qu’enfoncer sa queue dans la bouche de quelqu’un qui n’a pas donné son consentement est une chose éminemment grave. Lorsque l’on souhaite à ce point entrer au panthéon des grands réalisateurs, on doit être conscient que rien de ce qu’on dit ou de ce qu’on filme n’est anodin.