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C’est probablement arrivé à toute personne munie d’un tant soit peu d’esprit critique : être déçu adulte par un film chéri à l’adolescence est une expérience absolument terrible. En disparaissant brutalement de notre panthéon personnel, l’oeuvre en question laisse un trou béant dans les fondations de la culture plus ou moins large que chacun et chacune s’est forgée au fur et à mesure des années. Pire : cette désillusion laisse planer le doute sur tout le reste des oeuvres de notre hall of fame personnel. Et si la personne qu’on était il y a dix ou vingt ans avait tellement manqué de goût et de discernement qu’elle s’était mise à aimer n’importe quoi ? De quoi donner envie de revoir tous ses films prétendument préférés rien que pour vérifier qu’on les aime toujours et pour les bonnes raisons. Très souvent, ça ne rate pas : en ne retrouvant pas pourquoi on aimait tant tel univers ou telle histoire, on finit par rompre avec le soi d’avant. C’est comme si on reniait plus ou moins violemment l’enfant, l’ado ou le jeune adulte qu’on n’est plus réellement.

La situation est encore plus cruelle lorsqu’on l’observe sous le prisme du féminisme et des convictions politiques. C’est ce que raconte Mirion Malle au début de Commando Culotte, première compilation (agrémentée d’inédits) des notes publiées sur son blog dessiné. Après avoir exposé l’importance de la représentation dans les médias (trop d’hommes, trop de blancs, trop d’hétéros…), la dessinatrice décrit avec beaucoup de justesse ce qui se produit lorsqu’on revoit un film jadis aimé à la lumière de ses réflexions d’adultes. Il est assez terrible de réaliser que le film romantique qu’on aimait tant est épouvantablement sexiste, ou que la chouette comédie qu’on a tant vue pendant ses années lycées se base en grande partie sur des schémas sexiste, racistes ou homophobes. Pour autant, ce n’est évidemment pas un mal : remettre en question ce que l’on aimait lorsqu’on n’essayait même pas d’avoir de l’esprit critique est un signe d’évolution positive.

L’idée, parfois difficile à accepter au début, est que tout ce que l’on peut voir, lire ou entendre nous conditionne.

Très bien construit, le livre prend bien le temps d’expliquer cela. Plus digeste que bien des manifestes, il apparaît rapidement comme un ouvrage de référence à offrir à celles et ceux qui ne saisiraient pas bien les enjeux des luttes féministes et anti-discriminatoires, l’importance d’intégrer ces réflexions dans notre façon de considérer les œuvres (et pas seulement les films), les questions à se poser pour tenter de comprendre si ce que l’on nous donne à voir est acceptable ou non. L’idée, parfois difficile à accepter au début, est que tout ce que l’on peut voir, lire ou entendre nous conditionne. Y compris les œuvres de fiction. C’est loin d’être futile : la lutte contre toutes les formes de discriminations passe en grand partie par la culture, qui traverse nos soirées et anime nos week-ends.

En cela, Commando Culotte constitue le starter kit idéal. La forme dessinée lui permet d’atteindre d’une forme d’efficacité assez rare : le livre dit beaucoup de choses importantes en peu de pages et par le biais de phrases très courtes, ce que l’on tolérerait difficilement d’un essai sur le sujet. C’est un peu la magie du blog BD (ou en tout cas de certains d’entre eux) : quand bien même le dessin est hideux, le propos passe tout de même à condition d’être fluide et bien construit. Le trait de Commando Culotte n’est clairement pas son point fort, même s’il y a de bonnes choses ; mais peu importe, puisque le héros, c’est le texte.

En près de deux cents pages assez denses, Mirion Malle développe notamment quelques concepts féministes “de base” à destination de celles et de ceux qui voudraient prendre le train en marche et commencer à s’intéresser aux questions de féminisme et de genre. Le slut-shaming, Les hommes peuvent-ils être féministes ?, Pourquoi dire “les filles ne sont pas drôles” fait de vous un(e) énorme idiot(e) : ces chapitres idéalement pédagogiques et jamais trop explicatifs – le lectorat est invité à aller lire d’autres textes et blogs afin d’enrichir ses connaissances en la matière – sont disposés en alternance avec d’autres plus spécifiques, dédiés à des films et séries que l’auteure s’évertue à désosser. De Game of thrones à Love actually, de Jacky au royaume des filles à Six feet under, des tas d’incontournables de la pop culture de ce siècle sont passés à la moulinette, dans une construction parfois un brin systématiques (présentation des protagonistes / points négatifs / points positifs / conclusion), mais toujours avec le regard juste.

L’essentiel est surtout de nous expliquer – sans nous l’imposer – sous quel angle aborder les choses.

L’air de rien, Mirion Malle nous met le pied à l’étrier en nous poussant à observer les choses autrement. Peu importe que l’on ait vu tous les films et séries en question : l’essentiel est surtout de nous expliquer – sans nous l’imposer – sous quel angle aborder les choses. Le systématisme de la construction des chapitres, soulevé quelques lignes plus haut, n’est pas qu’un défaut : il nous permet de disposer d’une grille de lecture plutôt claire afin de ne plus nous laisser berner par des œuvres qui seraient dégradantes ou qui auraient tendance, parfois radicalement, à invisibiliser certaines minorités. À titre personnel, cela m’a déchiré le cœur de lire ce que dit Mirion Malle de Rock Academy, mais sa description m’a ouvert les yeux sur le sexisme latent du film. Est-ce que cela m’empêchera de prendre plaisir à le revoir dans un ans ou deux, pour les dixième fois depuis le début de ce siècle ? Sans doute pas. L’idée n’est pas de censurer les œuvres ou d’interdire aux gens de les voir ; et si on peut voir la narratrice jeter certains DVD à la poubelle après avoir évoqué leur contenu, l’important réside justement dans le fait qu’elle a pris le temps de regarder les œuvres en question avant de décréter qu’elle n’en voulait pas dans sa vidéothèque. Pas de réelle injonction dans Commando Culotte : le livre explique avec passion que sur un sujet voisin, il vaut mieux voir tel film plutôt que tel autre, mais il invite avant tout ses lecteurs et lectrices à se poser des questions sur ce qu’on leur donne à voir, à taper du poing sur la table lorsque des scènes ou des personnages ne sont pas supportables, bref, à remettre en question cette pop culture dans laquelle nous baignons, à la fois truffée de merveilles, de cadeaux empoisonnés… et d’œuvres situées entre les deux, parce que les questions de féminisme et de genre sont bourrées de nuances, contrairement à ce que certains observateurs salement obtus pourraient laisser entendre.