Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Room : l’enfant et la pièce

Par Thomas Messias, le 26-02-2016
Cinéma et Séries

Dans le brillant À moi seule, sorti en 2012, Frédéric Videau explorait la relation forcément trouble qui unissait une jeune femme enfermée pendant huit ans dans un sous-sol (Agathe Bonitzer) à son geôlier (Reda Kateb). Commençant par la fin (la libération apparemment volontaire de la captive par son kidnappeur), le film remontait ensuite le fil, patiemment, pour comprendre comment un homme pouvait consacrer tout un pan de sa vie à la séquestration d’une femme, puis décider brutalement de tout arrêter. C’est un autre parti pris que choisit Lenny Abrahamson, où plutôt la scénariste Emma Donoghue, qui a adapté elle-même et en solitaire son propre roman à succès. Sur un sujet voisin (l’enfermement par un monstre d’une femme et de son fils, forcément né d’un viol étant donné son âge), Room s’attarde principalement sur la mère et son fils, fusionnels par nécessité mais aussi par contrainte. Enfermés tous les deux dans une pièce exiguë depuis des années avec pour seule visite celle d’un psychopathe venant principalement pour apporter des victuailles et violer la jeune femme encore et encore, Joy et Jack ont leurs codes à eux, leur vocabulaire, leur façon de penser. Élever un enfant qui n’a pour autre perspective que le carré de ciel qu’il aperçoit par une fenêtre blindée, c’est rencontrer plus d’une contrainte dans la façon de lui expliquer le monde et les êtres qui le parcourent. En ce sens, Room n’est pas si éloigné du grec Canine, où Yorgos Lanthimos filmait des frères et sœurs plus vraiment adolescents qui se débattaient à l’intérieur du domaine familial, persuadés depuis leur naissance par leurs parents que rien n’existait au-delà des palissades du jardin.

Le syndrome de Stockholm filmé par Abrahamson ne se développe pas vis-à-vis d’une personne, mais bel et bien d’une pièce.

Le titre du film n’est pas anodin : plus encore que le lien mère-enfant, le vrai centre de Room, c’est la pièce elle-même. Le jeune Jack, qui n’a que cet univers comme référence, en parle comme d’un être vivant, doué de pensée, dont il ressent l’humeur et les respirations. Jack ne parle pas de « the room », mais bel et bien de « Room », comme s’il appelait la fameuse pièce par son prénom. Et c’est lorsque le film finit par permettre à ses protagonistes de gagner le monde extérieur pour le (re)découvrir que la personnification se fait finalement la plus intense. Jack est en manque de Room. Il l’a dans le sang. Les mille attraits du monde réel semblent avoir du mal à rivaliser avec l’attraction exercée par cette entité qui semble à tout moment pouvoir le happer de nouveau. C’est vraisemblablement la première fois qu’un tel phénomène se produit à l’écran : le syndrome de Stockholm filmé par Abrahamson ne se développe pas vis-à-vis d’une personne, mais bel et bien d’une pièce. Quelques murs et une poignée d’objets dont il est si difficile de se défaire définitivement. La mise en scène parfois timorée du cinéaste irlandais empêche le film de prendre son essor et la pièce de devenir aussi mémorable que d’autres lieux cinématographiques de légende (on pense par exemple à l’hôtel Overlook de Shining), mais le résultat est tout de même plutôt réussi : à l’image de ce que suggère discrètement l’affiche du film pour les personnages, cette pièce nous suit partout et s’ancre dans nos pensées comme une personne défunte ou un(e) ex qui nous aurait broyé le cœur.

Entre effleurer et percuter, il y a mille degrés d’intensité que le cinéaste aurait pu explorer.

La mise en scène d’Abrahamson, parlons-en : très loin d’être dépourvue d’idées, elle est hélas en partie annihilée par sa volonté acharnée de faire profil bas. L’un des partis pris très forts de Room consiste à montrer le déphasage total du petit Jack vis-à-vis du monde réel en insérant çà et là quelques plans subjectifs destinés à épouser le regard du gamin. De légers décadrages sont pratiqués non seulement par souci de cohérence (un gamin d’à peine un mètre ne porte pas le même regard sur le monde que les adultes qui l’entourent), mais également pour montrer que ce monde-là n’est pas le sien, et qu’il lui faudra bien du temps (voire plusieurs vies) avant de pouvoir regarder en face tout ce qui n’est pas Room. Disséminés avec parcimonie, ces plans donnent en outre une impression de flottement, comme si la pensée de Jack (et donc de l’assistance) se décrochait soudain de ce qui est en train de se dire ou de se jouer autour de lui. Belle façon de montrer qu’on n’échappe pas aussi facilement à ses démons, qu’ils peuvent s’emparer de vous comme bon leur semble, que les enfants qui semblent dans la lune sont parfois juste pris par la tourmente. Le problème, c’est que l’effet est si peu appuyé que l’on peut légitimement passer à côté. Quand tant d’autres réalisateurs et réalisatrices y vont à fond dans le pompier pour s’assurer que tout soit bien prémâché, bien digeste, Abrahamson peint par trop petites touches. Entre effleurer et percuter, il y a mille degrés d’intensité que le cinéaste aurait pu explorer. En cette ère où l’enfermement est quotidiennement mêlé au divertissement (de Loft story à la mode des escape games), où des affaires aussi sinistres que célèbres (Natascha Kampusch, Josef Fritzl) enflamment trop souvent la presse, le sujet de l’après-réclusion demande à être traité avec sérieux, précision et courage. Room rate la marche qui aurait pu lui permettre de prendre à À moi seule la place de référence du genre ; mais le thème est si fascinant et encore si peu exploré qu’il faut espérer que des cinéastes rigoureux et exigeants viennent eux prendre part à la réflexion commune.