Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Les Ogres : tandis que le feu rougeoie

Par Lucile Bellan, le 25-03-2016
Cinéma et Séries

Au cœur de la troupe de théâtre itinérant Davaï !, les esprits et les corps s’échauffent, donnant au quotidien des airs de représentations. En s’inspirant de sa propre expérience de la troupe, de son enfance au sein de l’AGIT, collectif de théâtre itinérant, et en faisant jouer sa famille (son père François Fehner, sa mère Marion Bouvarel, sa soeur Inès Fehner et les enfants de celle-ci), Léa Fehner filme un groupe d’irréductibles, d’artistes aux airs de bêtes fauves, d’ogres qui dévorent la vie autant qu’ils se dévorent entre eux.

C’est une impression forte qui se dégage du film : à vivre dans une utopie culturellement riche, proche de l’autre avec la certitude de faire le bien, pourquoi ne sont-ils pas heureux ? Pourtant dans l’arche de Noé Davaï, les profils sont divers. C’est bien de la passion, certes, qui unit ces monstres bonhommes mais ce sont aussi les failles, le refus du quotidien ou de voir la réalité en face, l’inconnu qui terrasse de peur. Cette troupe, c’est la fête, la créativité poussée à son paroxysme dans les moindres détails, l’adrénaline de la représentation. C’est le vivre-ensemble avec ses défauts et ses qualités. Ce sont les langues qui se délient parce que la promiscuité détache de toute coquetterie sociale.

Ces personnages ont tous quelque chose à fuir.

Ces personnages ont tous quelque chose à fuir. Ils jouent l’été durant avec la force du désespoir, enivrés par l’oubli des soucis et crient plus fort que le bruit de la vie autour. Cette vie de bohème, rêvée, avec ses airs permanents d’accordéon, ses villes qui ne sont jamais les mêmes (mais qui le sont quand même un peu), le rapport au public, la camaraderie et la fête, la vie légère, est-elle si douce ? C’est une bulle écrasée de toute part par la pression, à chaque instant prête à éclater. La liberté se paye cher, elle est au prix du bonheur.

Parce que si apporter la culture, les grands textes, le théâtre au plus près de gens qui n’y ont pas accès est une cause noble, cela ne peut se faire au détriment de réalités sociales d’aujourd’hui. La bohème, oui. Mais une bohème contrôlée. Où l’on doit toujours penser à l’argent, au planning, à l’organisation, à l’administration, aux autorisations. C’est en cela que Léa Fehner excelle. Elle n’est jamais dans le fantasme. Oui, il y a du beau, mais cette communauté n’est pas un rêve. Ces gens beaux qui parlent fort et vivent si fort sont aussi égoïstes, vulgaires, cruels, dangereux, pleutres. Ils se bagarrent l’attention du metteur en scène et du public comme des bêtes de cirque affamées, des drogués en manque.

Mais la rigueur et la fierté, la résignation dans laquelle ils s’évertuent tous à briller, rappellent un feu de joie. Il ne reste parfois que des braises fatiguées tandis que pour d’autres le feu rougeoie, flamboyant, et ce spectacle reste sublime. Ce mélange de chaleur et de partage avec la destruction est incomparable.

Léa Fehner ne règle pas de comptes, elle témoigne.

C’est un sacrifice. Sacrifice de soi pour le texte et le moment mais aussi sacrifice de l’autre pour son propre plaisir. C’est le mariage des larmes et des rires, trop forts et qui éveillent le malaise. C’est le plein et le trop-plein. Les cris pour effacer les silences, l’amour et le sexe pour effacer la solitude. Plus que vivre, ces personnages sur-vivent. Et c’est beau et c’est dur, c’est épuisant et c’est violent, c’est excitant aussi. On imagine avec quelles difficultés il est possible de faire durer cette alchimie pendant des années. Et pourtant cette famille est là pour en témoigner. Fière et libre, probablement au moins aussi auto-destructrice que dans le film. Mais flamboyante aussi. Dans le regard de celle qui est partie, il y a amour et respect inconditionnels. Léa Fehner ne règle pas de comptes, elle témoigne. Ces ogres-là ont des airs de créatures mythologiques, d’espèce en voie d’extinction. Ils ne correspondent à aucun code contemporain, mais se meuvent et flamboient de toutes leurs forces, pour l’amour du texte, du sourire et du partage.