Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage
Adelsteen Normann - "Norsk fjordlandskap"

Adelsteen Normann – “Norsk fjordlandskap”

C’est un studio sans console de mixage ni instrument, sans porte ni mur. On y arrive par un petit coucou après d’interminables correspondances, puis en roulant encore une heure à travers des paysages désolés. C’est à Kvalnes que cela se trouve, une minuscule localité à la pointe Nord des îles Lofoten, elles-mêmes situées au Nord de la Norvège bien après le cercle polaire.

Ici on cherche quelque chose de rare. L’absence totale de sons humains, voix et machines comprises. Ce n’est pas vraiment le silence, qui ne s’obtient qu’avec des technologies de pointe ; au contraire c’est assez bruyant. Pour enregistrer Yoiking with the Winged Ones en plein air, il a fallu énormément attendre, et sans doute rater beaucoup d’essais avant que le vent ne les laissent tranquilles suffisamment longtemps pour qu’ils finissent leur captation. Mais c’est après tout  le jeu qu’ils ont voulu jouer.

Ande Somby

Ande Somby

Cet endroit, à la frontière de l’océan arctique et des chaînes montagneuses scandinaves, est là où vit Ande Somby, et cet environnement n’a pour lui rien de nouveau. Il est né il y a 57 ans à quelques centaines de kilomètres de là, sur un territoire non moins isolé bordant les frontières finlandaises et russes. Somby est un Sami, du peuple autochtone de la zone couvrant le Nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, ainsi que la péninsule russe de Kola. Ils appellent cette large région Sápmi. Vous pouvez vous dire qu’il s’agit de la Laponie et vous avez raison, sachez simplement que ce vocabulaire-là est celui des colonisateurs Norvégiens et Suédois, et que l’employer n’est pas innocent.

Reconnue comme une des plus anciennes ethnies d’Europe, les Samis ont au cours des siècles façonné l’art particulier du joik, une pratique vocale a cappella devenue le mode d’expression emblématique de tout son peuple. Avec l’arrivée des missionnaires chrétiens au xixe siècle, ce type de chant a été interdit, jugé barbare et diabolique. Ce n’est que clandestinement que sa tradition orale s’est perpétrée. On raconte que l’alcool y a aidé – l’ivresse permettant de braver un peu plus facilement l’interdit de l’Église.


Dans les années 60, dans sa famille nomade d’éleveurs de rennes, on conseillait encore à Ande Somby de ne pratiquer le joik qu’en privé, loin de toute oreille malveillante. Depuis, du chemin a été parcouru. Somby est devenu professeur de droit à l’université de Tromsø, spécialisé dans les droits des peuples indigènes, et sa pratique du joik s’est faite moins discrète. Il a notamment enregistré ses deux parents dans une compilation de 1985 sortie sur une maison de disque sami qu’il a cofondé (DAT). Il a également chanté dans plusieurs groupes et même avec un orchestre symphonique dans une démarche de rénovation du joik traditionnel.

Chris Watson

Chris Watson

Yoiking with the Winged Ones s’apparente pour Somby à la fois comme un retour aux sources et un accomplissement. Retour aux sources car, comme dans ses jeunes années, Somby s’éloigne de tout pour communier avec sa terre et chanter à gorge déployée. Et accomplissement dans la mesure où, pour l’aider à témoigner de sa pratique, il a fait appel à Chris Watson, dans une autre vie membre de Cabaret Voltaire et aujourd’hui « field recordist » de réputation mondiale. Avec Watson, le joik change de dimension. Il n’est plus un simple chant traditionnel qu’on ne peut comprendre qu’in situ, et qui nous intéresse avant tout pour son aspect patrimonial : il se transforme en une expérience sensorielle majeure offerte à tout occidental disposant d’un casque ou d’enceintes de qualité.

« l’Empire romain, le christianisme et ensuite différents états-nations ont combattu le joik, mais le joik a définitivement survécu » Ande Somby 

L’enregistrement commence sans exposition. Parmi les chants d’oiseaux imprégnant tout le panoramique sonore, la voix de Somby s’élève. Stupéfaction : on entend voyager les ondes émises par sa bouche. Elles se répercutent sur les reliefs et s’enfoncent dans la vallée. Au loin, on entend l’eau s’écouler. Le vent quelquefois se réveille.

Ce jour-là de juin 2014, à une période où grâce au Gulf Stream, les températures sont étonnement clémentes, Ande Somby chante trois joiks appelant les elfes et les fées à protéger son peuple de l’exploitation de ses terres. Un autre joik de près de vingt minutes invoque l’esprit du loup, Somby devenant alors lui-même l’incarnation du loup dans une déroutante improvisation chamanique.

Avec le talent d’enregistrement de Watson, les inflexions complexes du chant de Somby et l’énergie folle qu’il met dans ses interprétations, je suis abasourdi par ce disque. Très vite, en regardant derrière cette “vitrine” artistique, je constate qu’il n’y a pas de hasard : le joik est un chant qui prend aux tripes, depuis des siècles et mêmes des millénaires. C’est aussi un chant qui traverse la vie de chaque Sami et l’accompagne dans les évènements les plus cruciaux de son existence. Ande Somby ne chante à vrai dire presque jamais pour s’enregistrer. Le plus souvent, il le fait pour faire la fête, retrouver sa sérénité, endormir son enfant ou adoucir les derniers jours de sa mère. En profitant simplement de la liberté de le faire et du plaisir de le transmettre.