Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

L’entrée en matière est cinématographique : une succession de plans sur la mine, sur les machines qui plongent les hommes sous terre, sur le puits et les cités ouvrières du Nord de la France… Et d’emblée, cette voix off qui renforce la gravité et la tension du lieu où nous arrivons, contant la légende flatteuse de ces soldats romains paniqués à la vue de paysans tout noirs, recouverts de poussière de charbon, que les légionnaires prirent pour des créatures sorties de l’Enfer…

Bienvenue chez Marcel,  au début du XXème siècle, l’époque de  Clémenceau, des mouvements ouvriers, de la bande à Bonnot… La salle d’attente de la 1ère guerre mondiale. Comme on avait cru le comprendre dans « Germinal » de Zola, la vie n’est pas très confortable ni excitante au pied des mines du Nord de la France. On y pioche de père en fils, on s’y marie, on s’y reproduit, on y vit et on y meurt d’avoir trop respiré de poussières de charbon, à moins qu’un coup de grisou interrompe plus brutalement cette fatalité d’ouvrier. C’est ce qui arrive à Marcel, un jeune homme idéaliste qui refuse très tôt de subir cette vie toute tracée par son père. Une explosion dans la mine va accélérer ses velléités d’évasion : il y est blessé et son père y laisse sa vie.  Son ami d’enfance  Jacek, avec qui il partageait ses rêves d’autre chose, avait déjà franchi le pas et pris le train pour Paris. A son tour de s’enfuir de ces terrils, et tant pis s’il laisse derrière lui sa famille et sa fiancée…

Page 3 Gueule NoireFuir. C’est la seule motivation de Marcel. Fuir une vie d’esclave, de forçat, fuir une condition qui ne laisse aucun espoir. Il écrit à son frère au moment de partir : « Je veux aller dans un endroit où l’homme n’est pas un esclave à trimer sept jours sur sept. Je veux ouvrir mes poumons sans y perdre la santé, respirer la liberté ».  Le jeune homme n’est pas un ambitieux façon Rastignac, dont le but est l’élévation sur l’échelle sociale. Ses objectifs sont plus modestes et ancrés dans la réalité sociale et politique de l’époque : Marcel rêve de liberté, là où la vie à la mine lui laisse l’impression de traîner un boulet à ses pieds. Mais quels rêves pourra-t-il assouvir en arrivant à Paris ?

Marcel y trouve rapidement du travail. Un autre boulot de forçat… Il porte des tonneaux de vin sur les bords de Seine et fait le constat de l’impasse dans laquelle il se trouve : sous terre ou sur terre, sa condition n’évolue guère. Sa conscience politique commence à prendre forme, et fait naître une forme d’écœurement de la spirale dans laquelle il semble s’enfoncer du fait de son statut de bête de somme dans la France ouvrière. Sa logeuse, la fille de son patron, s’entiche de lui et l’envoie vers son destin, un destin qui lui fera recroiser la route de son ami Jacek, anarchiste cambrioleur qui va l’embarquer dans ses errances destructrices…

Une histoire pessimiste en forme de boucle, qui ne débouche que sur une impasse

Le scénario d’Antoine Ozanam est implacable, engagé mais fataliste, construit autour de personnages solidement caractérisés et d’un schéma somme toute assez classique : la perte de l’innocence d’un jeune idéaliste, rattrapé par la réalité de son statut dans la société. Une vie sans issue, qui conduit à des engagements dangereux au nom d’une idéologie révolutionnaire. Une lutte des classes qui prend vite la forme d’un combat perdu d’avance, où la violence intrinsèque de la société ne peut se combattre que par une autre forme de violence…. Antoine Ozanam éprouve manifestement beaucoup d’affection pour Marcel et le combat des siens, sans l’épargner mais le préservant d’un destin trop tragique pendant ses années parisiennes. Jusqu’à l’ultime case… une case qui d’une certaine façon enfonce le dernier clou du cercueil du jeune homme et de toute sa classe sociale.  Une histoire pessimiste en forme de boucle, qui ne débouche que sur une impasse.

Extrait Gueule noireLe dessin du brésilien Lelis rend grandement service au scénario : on enfoncera une porte ouverte en le décrivant comme « charbonneux » mais c’est pourtant la sensation que le lecteur éprouve. Tout en hachures noires, en tracés raides et rudes, des traits d’encre semblent s’abattre sur les épaules de Marcel et ses congénères, sur le décor de cette vie sombre et tragique, qu’Ozanam nous entraîne dans les couloirs des mines ou dans les bas-fonds de Paris. Le graphisme évoque l’ambiance du From Hell d’Alan Moore, où le dessin d’Eddie Campbell renforçait l’impression d’étouffement vécue par le petit peuple londonien de l’époque victorienne, confronté lui aussi à une violence permanente dans une société où coexistaient des classes sociales diamétralement opposées. L’exercice de style auquel se sont livrés Lelis et Ozanam s’inscrit dans une filiation flatteuse et convainc dans sa capacité à boucler une boucle avec cohérence.

Gueule Noire porte bien son nom, et son contenu est à l’unisson : le noir des visages recouverts de charbon, le noir des anarchistes, le noir qui recouvre les paupières des ouvriers quittant la vie sans avoir connu l’espoir, le noir d’une vie sans issue.