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* Une question qui hante la musique contemporaine *

J’ai des marottes qui reviennent souvent dans ma relation avec la musique. La plus récurrente est probablement celle de la question de l’évolution et du que faire quand on a déjà tout dit. La musique est une forme artistique qui implique naturellement la reproduction de schémas. Cette continuité, cette ligne rouge qui va suivre les chansons, est au cœur même de notre rapport à la musique. On écoute un style de musique particulier et on suit certains artistes pour des raisons particulières : leur son, leur tonalité, leurs influences. Le problème c’est que très rapidement se pose la question qui taraude aussi bien les musiciens que le public : comment continuer à produire une musique qui respecte les schémas originaux et s’inscrit dans la continuité logique d’une discographie, tout en réussissant à offrir de nouvelles perspectives pertinentes ?

On pourrait imaginer que ce problème de la réinvention se pose pour toutes les autres formes d’art, qu’il s’agisse de la littérature, du cinéma ou encore de la peinture. Mais deux facteurs y rendent la situation différente. Tout d’abord, le public n’attend pas autant qu’avec un groupe de musique que l’auteur, le réalisateur et l’artiste restent systématiquement cantonnés à leurs schémas et à leur genre de prédilection. Deuxièmement, il est plus aisé pour ces derniers de toujours proposer quelque chose de neuf en modifiant simplement le contexte au sein duquel ils appliqueront leur schéma (nouvelle époque, nouveau pays, nouveaux enjeux, nouvelles techniques, nouveaux matériaux…).

Combien de groupes écoutons-nous encore alors qu’aucun de leurs disques récents n’offre la moindre trace de nouvelle proposition artistique ?

Le musicien, lui, se retrouve souvent à tourner au rond, scrutant sous tous les angles sa musique en espérant y dénicher une faille inexplorée précédemment et dans laquelle il pourrait s’engouffrer. Combien de groupes écoutons-nous encore alors qu’aucun de leurs disques récents n’offre la moindre trace de nouvelle proposition artistique ? Indéniablement beaucoup. Si ce n’est évidemment pas grave d’un point de vue personnel – nous avons bien le droit de prendre un plaisir sincère à retrouver nos groupes préférés via de légères variations autour de leur style de toujours – cela n’invalide pas cette question théorique du « que faire quand on a déjà tout dit ? » Et ce d’autant plus que nous vivons à une époque où il y a trop de disques, et où le flot continu de sorties ne semble jamais s’arrêter. Outre pour des raisons personnelles – qu’elles soient financières ou liées au fait qu’il faille bien faire quelque chose de sa vie –, que peut bien justifier l’écriture et l’enregistrement de chansons fondées sur des canevas que les groupes ont déjà exploités jusqu’à la moelle ? Le fait qu’il existe déjà plus de disques que ce dont nous avons besoin pour nous accompagner sur toute une vie pourrait aboutir à l’idée que chaque nouvel album devrait soit proposer des émotions ou des concepts nouveaux, soit résonner de manière particulière par rapport à son époque.

Pourtant personne ne pourrait valider une telle règle. Nous avons tous parfois envie d’écouter de la musique nouvelle sans sortir de notre zone de confort, tandis qu’il y aura toujours des musiciens qui ressentiront le besoin de composer indépendamment de l’histoire de la musique.  La seule possibilité est donc de continuer de chercher des réponses à la question « que faire quand on a déjà tout dit ? ».

Les deux livres que j’ai écrits ne parlent au fond que de cela. Le renoncement de Howard Devoto  raconte l’histoire d’un musicien qui a typiquement été confronté à ce problème. Après avoir publié des albums avec les Buzzcocks, Magazine et Luxuria, Devoto a réalisé à 36 ans qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire, et qu’il ne lui restait plus qu’une seule possibilité : se retirer et renoncer à la carrière d’artiste. Dans Swans et le dépassement de soi, c’est une autre réponse à cette question que j’ai cherchée à creuser au travers de la carrière de Michael Gira. Réalisant que Swans avait déjà éprouvé sa formule en long et en large, Michael Gira a opté pour le dépassement de soi, à savoir : ancrer ses pieds dans le sol, serrer les dents et continuer à repousser encore et encore ses propres limites. Cela se traduit par plus d’intensité, plus de noirceur, mais aussi plus de lumière. Cela demande une exigence sans pareil, et rares sont les groupes à même d’opter pour un tel chemin.

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* La voie du renouvellement *

Dans ce contexte, Love Streams, le nouvel album de Tim Hecker s’avère une pièce de choix à étudier. Alors que sa musique s’appuie sur des schémas particulièrement ardus et propices à lasser – ceux du drone et de l’ambient –, sa musique ne cesse d’ouvrir de nouvelles portes. Ce n’est pas qu’elle se « réinvente », mais qu’elle suit un parcours ; de ces parcours qui donnent du sens et construisent avec le temps une discographie passionnante. Contrairement à Howard Devoto et à Michael Gira qui ont subi la question du « que faire quand on a déjà tout dit ? », Tim Hecker cherche des réponses à celle-ci depuis ses débuts. En 2001, sur Haunt Me, Haunt Me Do It Again, son premier album, il s’interrogeait déjà via la sixième piste « The Work Of Art In The Age Of Cultural Overproduction » et sur la théorie de Walter Benjamin liée à la question de la reproduction (et donc peut-être de la répétition). Dans une interview donnée à The Fader en mars dernier, Tim Hecker, qui a seize ans de carrière derrière lui, formalise à haute voix la question évoquée ci-dessus :  Que faire après tout ce temps ? Faire un album encore plus dense que le précédent ? Il répond par une analogie qui résume bien la situation : il s’agit alors pour lui de cultiver un autre fruit ou un autre légume tout en restant dans le même jardin. On ne saurait le dire autrement. Un artiste peut toujours répondre au « que faire quand on a déjà tout dit ? » par un changement complet cap, et en abandonnant un style pour un autre. C’est une voie qui peut s’avérer intéressante, mais qui conserve toujours le goût de la fuite ; et ce n’est pas la voie choisie par Hecker. Ce dernier est un musicien qui s’intéresse au côté répétitif (hypnotique) de la musique tout en essayant lui-même de ne pas se répéter, et ce sans sortir de ses schémas et de ses techniques de compositions, qu’il veut atemporelles comme s’il s’agissait d’un pinceau utilisé depuis la nuit des temps.

Un musicien qui s’intéresse au côté répétitif (hypnotique) de la musique tout en essayant lui-même de ne pas se répéter

Sur Love Streams, plutôt que de chercher à accroître l’intensité de ses chansons, Hecker a donc décidé de faire la même musique, mais différemment. Ce « différemment » se traduit notamment par l’utilisation de chœurs, soit utilisés tels quels, soit décomposés, retraités puis rejoués par le compositeur Jóhann Jóhannsson. Inspiré par le compositeur franco-flamand de la Renaissance Josquin des Prez, le chœur chante des textes en latin, apportant une aura mélodique inattendue chez Hecker, sans que celle-ci ne nuise pour autant à son approche minimaliste et expérimentale. La manière dont la voix arrive dans « Voice Track » est à ce titre éloquente : elle apparaît d’abord discrètement, se fond avec la musique tout en la nourrissant en fusionnant avec les boucles, pour finalement émerger et donner des frissons dans le dos. Tout cela fait de Love Streams son album le plus accessible, mais jamais le plus instinctif.

Malgré cette nouvelle approche, on retrouve dans ce huitième album, tout ce qu’on aime chez Tim Hecker : les ambiances, les mantras et les thèmes, cette manière particulière de mélanger la source du son avec les répercussions de celui-ci, avec son écho et sa réverbération. Ce sont les sources qui évoluent, pas la manière dont elles sont traitées. Pour réaliser un parallèle avec la littérature et le cinéma moins sujets à la question de la répétition, on pourrait dire que la nouvelle matière sonore sur laquelle travaille Hecker équivaut à un nouveau sujet, une nouvelle histoire, un nouveau scénario, tandis que les variations de son approche technique seraient à mettre en face d’un changement d’époque ou de lieux pour un auteur/réalisateur . Love Streams se veut ainsi l’illustration d’une autre voie.  Après le renoncement et le dépassement, voici l’idée du renouvellement dans ce qu’elle a de plus limpide, de plus simple et de plus sincère.

Références :
> Sam Goldner, « Interview », Tiny Mix Tape, 12 avril 2016.
> Jonathan K Dick, « Why Tim Hecker Isn’t Playing Noise Wars Anymore », The Fader, 30 mars 2016.