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Un homme charmant : la femme-produit

Durée : 1h35. Sortie : 20 avril 2016.

Par Thomas Messias, le 22-04-2016
Cinéma et Séries

Le dernier film d’Ariel Rotter, El Otro, datait de 2008. On y voyait un homme (Julio Chávez, prix d’interprétation à Berlin) endosser pour quelques jours l’identité de son voisin de bus, décédé sans crier gare. Une simple parenthèse dans une existence parfois pesante. Absolument pas motivé par des envies profondes d’usurpation d’identité, le héros ambitionnait simplement de ne plus exister en tant que lui-même pendant une courte période. Ce désir d’invisibilité se retrouve au centre d’Un homme charmant, dont le personnage principal est une femme bien que son titre français ne l’indique pas. Mère de jumelles âgées de 2 ans, Luisa est contrainte de les élever seule, parfois secondée par sa mère, depuis que son frère et son mari ont trouvé la mort dans un accident de la route. Prisonnière d’une vie trop vide dans laquelle elle ne peut plus s’épanouir, Luisa tente de donner le change dans ce cocon bourgeois situé au coeur du Buenos Aires des années 60.

C’est au cours d’une réception où elle semble totalement invisible aux yeux des autres convives que Luisa fait la connaissance d’Ernesto. Riche, bien intentionné, d’une gentillesse enveloppante, il ne tarde pas à lui faire la cour, d’abord en douceur puis de façon plus pressante. Sans décliner sa proposition, Luisa ne l’accepte pas non plus. Elle ne semble même pas hésiter ; simplement, Luisa n’aspire qu’à la neutralité. Élever ses filles au calme loin de tout sentiment tapageur. Ni trop de deuil, ni trop de désir. C’est comme si sa vie était déjà terminée, qu’elle ne donnait le change que par absence d’une autre alternative, coincée dans ce qui ressemble à une antichambre du paradis. Ariel Rotter utilise un noir et blanc qui semble vouloir indiquer à quel point cet univers est volontairement figé. Luisa ne vit que par automatisme et n’a aucunement envie que cela change. Si bien que l’intérêt d’Ernesto pour elle ne lui fait ni chaud ni froid. Fantôme de femme, fantôme de vie.

Luisa laisse le monde refermer son emprise sur elle pour mieux devenir invisible.

S’il n’appuie pas tout à fait assez le trait, Ariel Rotter fait évoluer l’ensemble vers une dernière demi-heure plus cruelle, lorsque Luisa accepte passivement d’accorder ses faveurs à Ernesto. C’est comme si elle acceptait de se remettre en couple simplement pour que le monde la laisse en paix. Dire oui à son prétendant, c’est s’assurer qu’il n’ait plus à lui faire la cour, et donc qu’il cesse de l’ennuyer. Et tant pis si cela lui impose de vivre un an ou quarante ans à ses côtés. C’est aussi se débarrasser une fois pour toutes de la pression sociale du remariage, incarnée par la mère de Luisa, qui ne cesse de lui intimer de refaire sa vie. Pourquoi ? Parce qu’une femme ne peut pas vivre sans un homme, tout bêtement. Un homme charmant a beau se dérouler dans les années 60, Rotter y applique un vernis intemporel qui nous fait comprendre que cinquante ans plus tard rien n’a changé. Toujours cette obsession de la famille parfaite et irréprochable, composée d’un père, d’une mère et d’un ou plusieurs enfants. Luisa n’a pas le courage de refuser cette pression-là. Alors elle laisse le monde refermer son emprise sur elle pour mieux devenir invisible.

La prestation d’Erica Rivas n’est pas étrangère à l’étrange réussite d’un film appuyant si peu le trait qu’il pourrait sembler manquer de personnalité. Très en vue dans le paysage cinématographique argentin, la jeune femme promène son physique impeccable, cheveux tirés en arrière, au gré de la chorégraphie la plus triste qui soit : une danse de l’immobilité, menée par une femme si belle qu’elle ne peut décemment pas faire sa vie seule. La société a décidé pour elle qu’elle devait être remise sur le marché. Malgré la gentillesse de son approche, Ernesto apparaît d’ailleurs davantage comme un investisseur que comme un prétendant brûlant de désir. Cette femme, avec ses deux petites filles parfaites, est un produit d’appel. Qu’elle ne fasse rien pour échapper à cette condition ne donne à aucun moment envie de la blâmer, mais de mettre le feu à ce si bel appartement de Buenos Aires qui lui sert de mouroir avant l’heure.