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Café society : à la recherche du temps perdu

Film présenté le mercredi 11 mai 2016 en ouverture du 69ème festival de Cannes (hors compétition). Sortie nationale le même jour.

Par Henri Le Blanc, le 13-05-2016
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Cannes 2016' composée de 20 articles. En mai 2016, la team cinéma de Playlist Society prend ses quartiers sur la Croisette. De la course à la Palme jusqu'aux allées de l'ACID, elle arpente tout Cannes pour livrer des textes sur certains films forts du festival. Voir le sommaire de la série.

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Il y a chez Woody Allen une capacité incroyable de production depuis plusieurs décennies. Chaque année, on attend le nouveau film du cinéaste new yorkais comme la nouvelle cuvée du Beaujolais : Sera-t-il plus acide que l’année dernière ? Aura-t-il une note de fruits rouges ou ira-t-il plus vers les agrumes ? Et, plus simplement, cette fois-ci, sera-t-il buvable ? Parce qu’il rend sa copie avec la régularité d’un horloger, l’élève Woody semble bénéficier d’une certaine aura de tolérance quant à la qualité. Car, à y regarder de plus près, à quand remonte le dernier Woody Allen qui nous ait transporté, qui nous ait fait penser : « Waoh, là c’est du cinéma ! » et pas « Tiens, encore un téléfilm » ? Il y a bien eu l’inventivité du début de l’intrigue de Minuit à Paris en 2011 ou bien la morbidité jubilatoire de L’homme irrationnel l’année dernière. Mais soyons honnêtes, arrêtons-nous un moment et regardons attentivement sa filmographie depuis le début des années 2000 : il n’y a pas grand-chose à conserver.

Café Society (47ème long métrage du cinéaste !) prend place dans les années 1930 : Bobby Dorfman (Jesse Eisenberg) quitte New York et la bijouterie familiale de ses parents dans l’espoir de faire carrière auprès de son oncle, Phil (Steve Carell), et devenir agent de star. Il tombe amoureux d’une secrétaire de son oncle, la belle et délicate Vonnie (Kristen Stewart). Même dans la cité du cinéma, les rêves sont parfois brisés et, après avoir découvert qu’il n’était que le troisième membre du triangle amoureux, Bobby retourne à New York pour s’associer au bar à la mode tenu par son frère.

Le film est scindé en deux parties inégales en durée et en qualité. On pourrait penser que la reconstitution du Hollywood des années 30 donnerait l’occasion au cinéaste de se replonger avec plaisir dans un passé mythique : les stars comme Ginger Rogers, Judy Garland ou James Cagney, les belles villas et les fêtes incroyables du show business ont une puissance d’évocation très forte. Sous la caméra et la lumière de Vittorio Storaro, tout cela pourrait donner quelque chose de grandiose. Mais du sable semble s’être insinué dans les rouages comme les poussières virevoltantes dans les rayons de soleil captés par la caméra numérique peu inspirée : cette première partie hollywoodienne est poussive. Les scènes sont trop longues, les acteurs ne semblent pas croire à leurs répliques, et la plupart des gags sur le cinéma tombent à plat. Quand Phil reçoit Bobby pour la première fois dans son magnifique bureau (les décors sont indéniablement réussis), le téléphone ne cesse de sonner, la conversation est à chaque fois interrompue. La répétition des sonneries et la vacuité des conversations de l’agent avec ses interlocuteurs font à peine esquisser un sourire et provoquent la même gêne qu’on imagine être celle de Bobby. Il en va de même des cascades de noms de stars récités par Phil lors de ses réceptions. Très vite, on comprend qu’aucun de ces noms qui ont marqué l’histoire du cinéma ne sera incarné à l’image, que cela restera du vide, que cette fois-ci – à la différence de Minuit à Paris – Allen ne se donnera pas la peine de redonner corps à ces magnifiques stars de cinéma. D’abord agacé par la répétition et le manque d’imagination de ces gags, on en devient triste car ce Café Society commence à avoir mauvais goût : celui d’une certaine tromperie sur la marchandise.

Café Society est infiniment intéressant en négatif car il dévoile les limites du « système Woody Allen »

Dès que Bobby, le cœur brisé, revient à New York, la machine semble retrouver son carburant originel, celui qu’on aime chez Woody Allen. Comme lorsqu’on retrouve ses vieux chaussons, ceux dans lesquels les pieds se sentent immédiatement bien, on retrouve l’essence de son cinéma : les situations incongrues (les règlements de compte du frère Ben, le mafieux, par exemple) et les dialogues pensés au millimètre. L’une des plus belles scènes du film se réduit à un sketch sur la valeur des religions : condamné à la chaise électrique, Ben se convertit au christianisme, ce qui met en fureur sa mère qui ne comprend pas pourquoi la religion juive ne propose pas l’espoir de la vie après la mort. Par ailleurs, dès les premières minutes du film, on perçoit à quel point l’enjeu de l’interprétation de Jesse Eisenberg va se résumer à la plus grande proximité possible avec les rôles incarnés par Woody Allen. Le cinéaste confiait récemment qu’il regrettait beaucoup que son âge (80 ans) ne lui permette plus d’interpréter ses propres personnages mais qu’avec Jesse Eisenberg le mimétisme n’avait posé aucun problème car il était « juif et cérébral comme lui ». L’un des problèmes essentiels de Café Society résulte donc dans la seule volonté de ne rien changer de la recette habituelle : écrire comme d’habitude, comme les films qui ont fait son succès (on pense notamment à Manhattan, Annie Hall et Radio Days, trois films merveilleux) et faire en sorte que pour une raison ou une autre l’intrigue se déroule à New York. Finalement, Café Society est infiniment intéressant en négatif car il dévoile les limites du « système Woody Allen » : le cinéaste semble avouer que cette fois-ci, même en recourant au truchement de la reconstitution historique et de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, il arrive à court d’inspiration.

Le manque d’inspiration, ou peut-être le manque de travail – car produire un film par an nécessite de ne s’appesantir à aucun stade de la fabrication de l’œuvre – est d’autant plus flagrant que les personnages principaux sont les moins intéressants. Réduits à des archétypes (le nouvel arrivant naïf et maladroit, le riche agent sûr de lui, l’ingénue finalement manipulatrice ou indécise), on abandonne assez vite tout intérêt pour Bobby, Phil et Vonnie. Allen voulait faire un récit choral, comme un roman, où chaque personnage aurait son intérêt, explique-t-il. Malheureusement, à ne pas choisir, il donne naissance à un récit creux où les motivations des membres du triangle amoureux sont floues voire incompréhensibles : pourquoi Vonnie tient-elle tant à retrouver Bobby quand elle vient à New York ? Elle qui détestait tellement les mondanités, elle est devenue tout ce dont elle se moquait. Mais ce n’est analysé qu’au détour d’une courte réplique par l’amoureux déçu et cela n’ira jamais plus loin. Vonnie est-elle la propre victime de ses choix ou n’est-elle qu’une fille vénale ? Rien ne permet de trancher alors que toute l’histoire repose sur ce socle de questions.

Alors, on peut se dire que ce n’est pas très important, que le décor du nightclub est magnifique, que le jazz omniprésent en fond sonore est génial et que les costumes sont fabuleux. Mais tout ça ne fait pas un film. Paradoxalement, ce qui fait le film, ce qui donne un certain intérêt à Café Society, ce sont les rôles secondaires. Ben, le frère mafieux, est incarné avec magnétisme par Corey Stoll. Pourquoi cet homme violent qui gère son entreprise avec succès (jusqu’à un certain point) fait-il appel à son frère pour s’occuper du club ? Pourquoi aide-t-il sa sœur qui a des problèmes de voisinage ? Il y autant de questions autour du couple le plus intéressant du film : celui de la femme patronne de l’agence de mannequins et de son mari avocat. Toujours là pour aider Bobby, ils lui apportent stabilité et confiance, comme s’ils voyaient en lui l’enfant qu’ils n’ont jamais eu.

C’est la froideur et l’artifice qui transparaissent.

On aurait aimé que ce retour dans le passé soit l’occasion d’un sursaut pour Woody Allen. Dans une dimension beaucoup plus modeste, il y a quelque chose de l’ordre de l’entreprise proustienne dans Café Society : se replonger dans le passé pour en sublimer ses propres souvenirs ou ceux d’un imaginaire collectif. En jouant sur les ramifications, les prolongements, les effets d’écho entre l’histoire d’amour de Bobby et de Vonnie et sa déclaration d’amour au cinéma hollywoodien des années 30, Woody Allen aurait pu faire se rencontrer ces deux types de désir pour les entremêler et les décupler dans une intrigue riche de références et d’émotions. Au lieu de cela, c’est la froideur et l’artifice qui transparaissent. Woody Allen, boulimique de travail, s’empêtre dans un récit insignifiant avec des personnages à peine survolés car tout ce qui faisait la force de son cinéma (la rapidité et l’acuité des dialogues, la musique, les considérations sur la ville et sur la religion) se transforme en une pâte molle et informe ralentissant l’avancée de l’histoire. Peu inspiré, peut-être fatigué, sans énergie ni conviction, le cinéaste qui nous a tant fait rire et réfléchir nous donne à voir une entreprise un peu vaine : il ne servait pas à grand-chose à Bobby d’aller à Hollywood car il finit par revenir et il semble, en reproduisant les mêmes erreurs, n’en avoir tiré aucune leçon. Tout comme le cinéaste. Tout comme le spectateur.

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