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“Tu as téléchargé la dernière mise à jour de l’album de Kanye ?” Cette phrase surréaliste aurait pu être prononcée plus d’une fois depuis que le rappeur a sorti The Life Of Pablo le 14 février dernier. D’abord rendue publique ce dimanche-là (alors que les sorties d’album se font désormais le vendredi dans le monde entier), cette version originale de son septième album n’était en fait pas du tout finalisée.

Disponible dans un premier temps sur la plateforme de streaming Tidal, The Life Of Pablo a ensuite été modifié régulièrement, au gré des envies de l’artiste. Durant plus de deux mois, pas une semaine n’est passée sans que Kanye ne perfectionne ses chansons. Là, un charleston ajouté, là un chœur supprimé, plus loin une nappe de synthé accentuée. Le rappeur est même allé jusqu’à modifier certaines de ses paroles et ajouter un dix-neuvième titre taillé pour Frank Ocean (Frank’s Track). Cette manie de perfectionnisme a d’ailleurs été très bien illustrée par une vidéo du site Genius.

Bienvenue dans l’ère de la mise à jour permanente des œuvres

Au-delà de l’anecdote créée par ces versions successives et du cadeau fait au nerds de la discographie de l’artiste, cette manière de faire n’aurait jamais pu arriver avant l’avènement de la distribution numérique, des réseaux sociaux et plus encore du streaming musical. La frénésie de tweets de la part du mari de Kim Kardashian a ainsi d’abord témoigné des doutes de l’artiste face à son œuvre : tracklisting de l’album modifié jusqu’au dernier moment, multiples versions de la pochette conçue par Peter de Potter, hésitation sur le choix du titre de l’album, photos de l’équipe lors de l’enregistrement en studio : tout semblait être dévoilé en temps réel au public, sans filtre ; jusqu’aux doutes et réflexions du rappeur. Bref, une vraie prise de tête typique d’un artiste en pleine phase de création.

Mais finalement, communiquer ses états d’âme sur Twitter était loin d’être une nouveauté, Kanye West ne faisant qu’augmenter la fréquence des tweets. Une accentuation d’un usage somme toute classique de ce réseau social. En revanche, le rappeur a fait bien plus fort en inventant un nouvel usage radical du streaming musical, tirant ainsi parti des possibilités de ce type de plateforme de distribution. Terminés les disques gravés dans le vinyle à jamais, bienvenue dans l’ère de la mise à jour permanente des œuvres.

La playlist est le nouvel album

Auparavant, l’artiste devait stopper à un moment son processus créatif et décider que la version de son disque serait celle qui sera présentée au public. Désormais, la jurisprudence Kanye West permet aux créateurs de mettre à jour régulièrement leurs œuvres ; ouvrant ainsi la voie à une créativité sans limite. Il assimile en partie  le principe de l’album collaboratif — malgré toutes les limites qu’il implique — en tenant  compte de l’avis des fans qui n’appréciaient pas les premières versions de Wolves.

Si on poussait la logique jusqu’au bout, un chanteur pourrait ainsi ne sortir qu’un seul disque dans sa carrière et le mettre à jour régulièrement, selon son inspiration. On ne parlerait ainsi plus d’album, encore moins de disque, mais pourquoi pas d’une playlist dont le contenu serait entièrement créé de ses mains. Comme le décrit pertinemment Sophian Fanen dans une série d’articles publiées sur Les Jours, la playlist est désormais le point d’entrée principal dans les catalogues pléthoriques de plusieurs dizaines de millions de chansons des plateformes de streaming.

Faire évoluer son œuvre sans aucune limite

Évidemment, la méthode employée par Kanye West est perfectible. En ne sortant son album tout d’abord que sur Tidal, son partage en P2P et téléchargement direct a été massif. Le service de streaming de Jay-Z ne revendique en effet que trois millions d’abonnés, une paille face aux 30 millions du leader Spotify. Lors de son premier week-end de disponibilité, ce sont ainsi 500 000 copies de l’album qui ont été échangées entre internautes, estimait alors le site Torrent Freak.

En privilégiant cette plateforme, Kanye West en paye donc un effet pervers. C’est cette première version – non définitive – qui sera écoutée par toute la partie du public qui n’est pas encore abonnée à Tidal et qui a décidé de télécharger l’album par des moyens parallèles. Puis le rappeur a finalement rendu The Life Of Pablo disponible sur toutes les plateformes de streaming, mais aussi en téléchargement payant, rendant de facto l’album enfin définitif.

Mais c’était sans compter une nouvelle pirouette de l’artiste. En avril, un lecteur signalait au site Spin que des versions différentes du précédent album de Kanye West, Yeezus, étaient proposées sur Apple Music, Tidal et Spotify. De l’art de brouiller les pistes et de faire évoluer son œuvre sans aucune limite.