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Ressortant en salles françaises à l’occasion de sa restauration, quarante-trois ans après sa réalisation, le film d’animation Belladonna (aussi connu sous le titre La Belladone de la tristesse) de Eiichi Yamamoto semble au premier abord faire office de capsule temporelle, ramenant à nous le souvenir des années 1970. Les premières séquences du récit revêtent une forme hautement singulière, dont le parent le plus proche serait l’opéra-rock à la manière du Tommy des Who. Le trait et l’animation des images apparaissant à l’écran sont réduits à leur plus simple expression, comme si la part graphique de l’œuvre n’était qu’un support à la musique, véhicule de l’exposition du destin tragique de Jean et Jeanne (Belladonna se déroule en France, au Moyen-Âge), couple de paysans follement amoureux l’un de l’autre, mais ruinés à tous points de vue par la tyrannie du seigneur dont ils sont les serfs. Lorsque ce dernier exerce son droit de cuissage lors de la nuit de noces des héros, un autre genre caractéristique des années 70 prend le relais. La sauvagerie extrême et insoutenable de l’agression infligée à Jeanne s’exprime à l’écran sous des traits de giallo, cette incarnation du cinéma d’horreur où les formes – graphique, musicale – sont tirées vers l’abstraction en même temps que les sensations et douleurs charriées sont électrisées.

Belladonna est une symphonie d’animation, où se succèdent des mouvements géniaux dans leur inspiration autant que dans leur exécution

Le ballet des métamorphoses, des métissages et des collages agencé par Yamamoto va en s’amplifiant à mesure que Belladonna avance. De capsule temporelle, le film s’affirme alors comme un mécanisme accomplissant le prodige inverse : nous soulever hors de notre époque et nous emporter dans la sienne, éprise de la liberté et du plaisir d’expérimenter, rejetant le calibrage et le capitonnage de l’expression artistique. Belladonna a sa place en première ligne des tenants de cette philosophie, tant il est d’une prodigalité et d’une ferveur prodigieuses. Son appétit d’absolu s’applique à tous les domaines. Le film parvient à ne rien renier de sa nature japonaise tout en étant absolument imprégné d’imagerie occidentale : en plus du giallo et de l’opéra-rock déjà évoqués, ses références manifestes couvrent un spectre vertigineux allant de Bosch à Lichtenstein et Warhol. La manière dont Yamamoto les retranscrit à sa façon est tout aussi étourdissante. Au gré de ses envies et des sensations à transmettre, son geste balance entre cartoon déformant et ligne réaliste européenne classique, esquisse épurée et pop art déluré. Belladonna est une symphonie d’animation, où se succèdent des mouvements géniaux dans leur inspiration autant que dans leur exécution – le montage intervenant lors de la dernière et plus vive des jouissances de Jeanne, et celui sur l’épidémie de peste, pour n’en citer que deux.

La mise en relation de ces deux exemples illustre le conflit qui fonde Belladonna, entre la mort et la vitalité, ou plus précisément entre le sexe de mort et le sexe de vie. Car dans Belladonna toute chose du monde est ramenée à sa signification, son symbolisme ou son possible détournement sexuel. Le sexe y est une énergie omniprésente et inépuisable, une force située au-delà du bien et du mal et pouvant être mise au service de l’un ou l’autre selon l’ambition de celui ou celle qui s’en sert. Au sexe meurtrissant et humiliant qu’est le viol pratiqué par le seigneur sous la forme du droit de cuissage, s’oppose la capacité du plaisir charnel et du désir qui y est associé à être source de vie – si puissante que son action déborde du cadre du récit pour s’étendre jusqu’à la forme du film en train de s’inventer devant nos yeux. Les scènes de montée du plaisir, de jouissance et du partage de celle-ci sont invariablement les plus fécondes et saillantes, les plus colorées et animées ; donc celles où Belladonna se montre le plus fidèle à sa nature d’œuvre d’animation.

Quarante-trois ans après sa conception par Eiichi Yamamoto, cette proclamation reste vitale face au repli identitaire global auquel on assiste

Cette vérité passant par l’image anticipe la prise de position finale du film. Ce que les tenants du seigneur et de l’ordre qu’il impose nomment « Sorcière » et « Diable » (Jeanne et le désir qui l’habite) est en vérité le germe de la révolution qui renversera cette tyrannie, la véritable force malfaisante. Pour appuyer son propos, Belladonna convoque un ultime symbole : la Révolution Française, rendue à sa finalité universelle (au-delà d’un pays, émanciper tous les peuples) et allégorique (la libération concerne tous les aspects de l’être, pas seulement la soumission au maître). Quarante-trois ans après sa conception par Eiichi Yamamoto, cette proclamation reste vitale face au repli identitaire global auquel on assiste (de l’Europe au Japon), et à l’étouffement des forces du désir et du plaisir sous les injonctions d’austérité et de punitions de tout ordre.