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Blonde, le jeu de piste de Frank Ocean

Par Collectif, le 12-09-2016
Musique
Un papier collectif de Guillaume Augias, Benjamin Fogel, Julien Lafond-Laumond et Nathan Fournier

Il aura fallu attendre quatre ans entre la sortie de Channel Orange, premier album de Frank Ocean publié en 2012, et ce second disque intitulé Blonde après s’être longtemps appelé Boys Don’t Cry. Cette durée séparant les deux disques n’aurait jadis pas tant choqué, pour peu que la qualité soit au rendez-vous. Mais dans le monde d’aujourd’hui, elle paraît interminable. En effet, depuis le début des années 2010, le hip-hop fonctionne à un rythme beaucoup plus intense. Néanmoins Frank Ocean, lui, a décidé d’entretenir la rareté et, ce faisant, de remonter le courant actuel des mixtapes à foison, des fils Bandcamp infinis et autres comptes Soundcloud quotidiennement alimentés. En agissant ainsi, il a entretenu un suspense dont nous avions perdu l’habitude, engendrant contre son gré des moqueries au point que l’album se transforme en une véritable arlésienne et que l’on associe cette attente à un mème internet, un mythe sans fin. Cependant, ce long interlude s’avère en définitive avoir été le premier astre d’un univers qui dépasse la simple musique. Après avoir brouillé les pistes avec des noms successifs, des tracklists variables et de nombreux artworks sophistiqués destinés à semer le doute, Ocean souffle désormais lui-même le chaud et le froid sur sa chapelle en proposant une multitude d’entrées dans la galaxie de son génie créatif : moyen-métrage musical, épais fanzine dédié ou encore dispositifs éphémères. Qui plus est Blonde est publié quelques jours après la sortie d’Endless, un faux second album, passionnant en soi, mais surtout destiné à mettre un terme à son contrat avec Def Jam.

Avec ce second album, Frank Ocean propose un univers total, où peut se perdre l’auditeur. Un univers composé de sonneries dans le vide, de messages lénifiants ou insignifiants, de murmures qui s’époumonent et de sons désordonnés qui recouvrent de prime abord les mélodies. Un ensemble en apparence inconsistant, mais dont l’aura s’installe peu à peu dans le néocortex, jusqu’à devenir une sorte de nouveau langage à apprendre, morceau après morceau, comme autant de leçons. Enfin libérée de cette barrière de la langue, la sensibilité se déplace au contact d’un opus ouvert aux vents. Dans le clip du morceau inaugural, « Nikes » (que l’on pourrait aussi bien traduire par Victoires déifiées, du grec Nikê, que par Pompes griffées), une incise en faveur du mouvement militant Black Lives Matter laisse la place à l’obsession du blanc pailleté. L’écran se ridule, il semble déformé, le son s’écoule dans les veines, les anges sont scotchés, les faunes garés en double file. C’est soudain une évidence, aussi bien à la dixième qu’à la millième écoute du presque dansant « Pink + White » : Frank Ocean offre son corps à la musique comme d’autres à la science. Son trouble est notre délice. « Je suis passé parce que tu me vois comme un ovni », lâche-t-il de sa voix suave à l’être aimé dans Self Control, sur un gimmick de guitare acoustique que l’on imaginerait bien autour d’un feu de camp, lors d’une soirée trop arrosée.

Frank Ocean offre son corps à la musique comme d’autres à la science

Cette impression d’art total où l’on n’arrive plus à distinguer l’essentiel de l’anecdotique, où chaque intervention publique peut indifféremment être prise comme une pièce du puzzle de l’œuvre ou comme un vulgaire tweet dénué de sens, n’est pas nouvelle. Dès 2010, avec la publication de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Kanye West avait posé les bases d’une démarche artistique où tous les éléments signifiants entraient en collision : la pop cohabitait avec les tentatives expérimentales, sans qu’il y ait besoin d’invoquer le moindre concept musical ; l’egotrip fusionnait avec un réel sens du travail collectif, ; et la fiction jouait à cache-cache avec la réalité. Avec Blonde, Frank Ocean est le second représentant de cette vague initiée par Kanye West où tout est à la fois flou et particulièrement net. On se perd dans les morceaux tant les styles et les approches sont variés, mais la voix de Frank Ocean nous sert toujours de guide.

Endless, son album intermédiaire, devient une composante de Blonde, et chaque photo postée sur son Tumblr passe pour un nouvel indice au sujet de la suite de sa carrière. Sur l’interlude « Be Yourself », une voix qu’on imagine être celle de sa mère – confer le final « This is mom, call me, bye » – le met en garde contre les dangers de l’herbe, lui qui a déjà été arrêté en possession de Marijuana.  Pourtant on apprendra par Twitter qu’il s’agit en fait d’un message de la mère d’un ami d’enfance. Ce qui semblait résonner directement avec sa vie est en réalité à relier à tout autre chose. Comme avec Kanye, on se retrouve alors à essayer de donner du sens à chaque parole, chaque son, et cela est d’autant plus excitant que Frank Ocean ne joue pas avec son public. Il y a toujours vraiment quelque chose à comprendre chez lui. Car derrière l’image de l’artiste fantasque qui maîtrise parfaitement les arcanes de la communication et sait susciter l’attente du public, il y a avant tout un musicien qui travaille énormément et ne prend rien à la légère. Là encore le travail et la glande semblent évoluer sur un même plan. Mais ces quatre ans qui séparent Channel Orange de Blonde résultent sans doute plus d’une nécessité de penser longuement son disque que d’une énième stratégie marketing.

Extrait d'Endless

Autre jeu de pistes que propose Frank Ocean : celui de ses influences musicales, ou, dit autrement, des marqueurs historiques et sociaux qui jalonnent ses deux dernières sorties. Vite catégorisé « r’n’b » puisque issu d’un collectif rap (Odd Future), mais à l’évidence plus intéressé par le chant, Ocean est en réalité bien plus difficile à situer sur le spectre des musiques actuelles. Car malgré un chant largement façonné par la soul et des invités vocaux principalement issus de la constellation black (Beyoncé, Kendrick Lamar, André 3000 et Jazmine Sullivan), l’ensemble de sa musique reste brouillardeux. Pas de sub-basses mastodontes ou de déferlement de charleys comme on en entend partout dans les charts US, mais un espace musical trouble, hybridant mainstream et culture indé, mais aussi « musiques noires » et « musiques blanches » – n’oublions pas que nous avons attendu si longtemps un album qui s’appelait « Boys Don’t Cry ». Frank Ocean a plusieurs fois communiqué sa passion pour les Beatles, les Beach Boys ou David Bowie. Ces informations sont à prendre très au sérieux. Alors qu’un vieux réflexe nous pousserait inconsciemment à installer Ocean dans les seules filiations de Stevie Wonder ou Marvin Gaye, celui-ci ne cesse de nous renvoyer des signaux autrement plus complexes. Sur Blonde et Endless s’enchaînent les samples d’Elliott Smith,Todd Rundgren, Gang of Four et les features de Jamie XX, Jonny Greenwood, Sebastian ou de l’étoile montante indie Alex G. Des noms bien éloignés du continuum noir que Frank Ocean intègre dans une vision post-raciale, où citer Radiohead (comme dans « Nostalgia, Ultra ») et se complaire dans des textures lo-fi n’est pas légitime que pour un blanc de classe moyenne.

Avec son style introverti et son air de ne pas y toucher, Frank Ocean questionne la grande histoire de l’oppression culturelle

Pour autant Frank Ocean n’est pas de ces artistes déracinés vivant dans un monde sans attache. Dès le premier couplet de « Nikes  », il rend hommage à A$AP Yams et Pimp C, rappeurs ayant récemment succombé de leur addiction, et à Trayvon Martin, en qui il se reconnaît (« that nigga look just like me »). Frank Ocean sait qu’on ne sort pas de la peau d’un noir comme ça. Et la fenêtre qu’il ouvre sur d’autres univers n’est pas une rêverie inconséquente, mais une subversion voilée. Après un siècle où les musiques noires-américaines – blues, jazz, rythm’n’blues devenu rock’n’roll, disco, house et techno – ont été systématiquement récupérées par les populations blanches dominantes, sans que jamais il n’y ait vraiment de réciproque (hormis quelques exemples exotiques comme Kraftwerk fascinant les jeunes musiciens noirs de Harlem), voici qu’enfin un noir-américain peut manipuler comme il l’entend tous les marqueurs esthétiques qu’il désire, qu’elles que soient leur provenance. Avec son style introverti et son air de ne pas y toucher, Frank Ocean questionne la grande histoire de l’oppression culturelle. Il le fait sur l’axe racial comme l’axe sexuel, fissurant les murs si solides entre noirs et blancs, entre homos et hétéros.

Au final, Ocean invente dans Blonde une soul moderne, actualisée, qui dépasse les révérences et références habituelles du genre. Côté production, il en garde les bases : la voix centrale, accompagnée d’un piano ou d’un orgue ; quelques choeurs ici et là (assurés par Beyonce elle-même) ; une batterie langoureuse. Self Control illustre parfaitement cette recette simple et éprouvée. Mais il propulse cette configuration à grands coups d’effets empruntés à la house (ce coup de sifflet dans Solo), à la scène indie (comment ne pas entendre Bon Iver sur White Ferrari ?), voire à Burial et la scène anglaise d’il y a quelques années (ces basses étouffées de Close to You). Là où on pourrait se retrouver face à un mélange un peu grossier voire écoeurant, Ocean utilise sa voix comme fil conducteur. Émouvante, bouleversante, cette voix rend l’orfèvrerie de la production invisible.

Frank Ocean, frère sourire.

Frank Ocean, frère sourire.

Si Ocean reprend aussi les thèmes habituels de la soul (amour, souffrance, sexualité, drogues ou alcool…), il transgresse pourtant discrètement les usages. Au lieu de grandes litanies et d’envolées de douleur, il choisit de discrètes introspections. Les douleurs deviennent des questionnements. Les absences et les manques deviennent des anecdotes. La puissance émotionnelle de sa musique ne vient pas directement de la douleur comme ce serait le cas dans un blues ou une ballade de James Carr mais de sa subtilité.. Là est la beauté de Blonde, mêler émotions simples et faciles à une complexité formelle et textuelle.

En fait, Blonde fait sa vie dans tous ces espaces d’entre-deux. Pas vraiment hip, pas vraiment pop, complètement soul mais jamais ancré dans le référentiel culturel que l’on pourrait attendre. Jamais complètement sérieux, jamais ironique ou post-moderne pour autant, Blonde est ce formidable exercice d’équilibre où Ocean semble naviguer à vue, guidé exclusivement par ses émotions et son talent. Mais dès que l’on plonge et que l’on s’attarde sur l’abondance de détails, Blonde devient une création troublante, aussi discrète que prétentieuse, où Frank Ocean est prêt à faire trembler la terre à coups de caresses.