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Frantz, une éducation sentimentale

Par Henri Le Blanc, le 14-09-2016
Cinéma et Séries

1919. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une petite ville allemande (Quedlinburg), la jeune Anna se rend tous les jours sur la tombe de son fiancé, mort sur le front en France. Mais un jour, un Français vient lui aussi fleurir la tombe de son ami allemand. Après avoir dans un premier temps rejeté Adrien, les parents du défunt Frantz l’accueillent dans leur foyer. Cinéaste prolixe (16 films en 20 ans de carrière), François Ozon a le don de prendre des chemins de traverse et de revenir régulièrement avec un nouveau projet très différent. Pourtant, signe des grands auteurs, on retrouve à chaque fois sa patte : une grande délicatesse dans le traitement de l’histoire et un éternel retour à ses thèmes de prédilection.

Un film pacifiste

Déjà en 2003, Sous le sable abordait avec une inventivité neurasthénique un personnage de femme marqué par la disparition-noyade-suicide de son mari. Charlotte Rampling, dans un silence assourdissant et un regard gris acier, y incarnait cette épouse flirtant avec la folie pour nier la réalité et trouver encore de l’espoir pour rester en vie. 10 ans plus tard, Ozon reprenait ce principe du deuil pour montrer le processus menant Romain Duris à accepter sans fard sa féminité afin de devenir celle qu’il semblait avoir toujours voulu être : une femme, sa femme, une nouvelle amie. Dans Frantz, la mort c’est la boucherie de la Grande Guerre, massacre de masse qui, des deux côtés du Rhin, a entraîné la mort de plus de 18 millions de personnes. Frantz, jeune Allemand francophile et pacifiste, représente à lui tout seul, comme une métonymie enterrée, cette jeunesse qui ne voulait pas combattre mais qui est partie au front sous la pression des pères belliqueux.

Librement inspiré de la pièce de théâtre de Maurice Rostand L’Homme qui j’ai tué et du film Broken Lullaby d’Ernst Lubitsch, Ozon reprend le canevas originel pour ensuite s’en éloigner. Broken Lullaby, seul film tragique hollywoodien du cinéaste allemand exilé aux Etats-Unis, date de 1932 et symbolise ces œuvres pacifistes qui racontent les belles histoires d’amitié entre les deux peuples. C’est l’époque du « plus jamais ça ». La Seconde Guerre mondiale n’a pas encore eu lieu. L’éclairage historique n’est donc pas le même.

Chez Lubitsch, le film s’arrête peu après la révélation à la fiancée du lourd secret que porte le soldat français. Ozon en fait un twist au milieu de l’intrigue pour se focaliser ensuite sur le trajet géographique et émotionnel d’Anna qui est en réalité le personnage central de cette nouvelle adaptation. Autre variation, Broken Lullaby commençait en France alors que Frantz se passe pendant la première partie en Allemagne. François Ozon tenait à ce que pour une fois, on montre l’histoire du point de vue des vaincus afin de mieux percevoir les raisons qui progressivement vont mener ce peuple à un désir de revanche. Par le biais de cette famille, le cinéaste fait écho à la situation actuelle et montre à quel point la curiosité pour la culture de l’autre ou l’éducation peuvent être un remède aux populismes. Film sur la réconciliation nationale à travers ses thèmes, Frantz l’est aussi dans sa forme même car on y parle aussi bien allemand que français. Et les deux amoureux, Anna et le soldat allemand, s’écrivaient des lettres en français pour que personne ne puisse les déchiffrer et étaient liés par les poèmes de Verlaine. Passerelle entre les cultures, le langage devient également un pont entre les deux amoureux à travers les frontières (entre les pays, entre la vie et la mort).

Secrets et mensonges

Fran(t)z est déjà en soi un titre programmatique. Version francisée du prénom allemand Franz, cette orthographe relève d’un jeu avec la réalité ou même avec l’histoire. Frantz, c’est celui qui aime les Français, qui les aime tellement qu’il devient lui-même la projection du jeune Allemand lettré amoureux de la culture du pays voisin. Ami fantasmé d’Adrien, il est également admiré par ses parents et sa fiancée pour qui le temps s’est arrêté depuis qu’il a disparu. D’ailleurs, son corps n’est même pas enterré en Allemagne, la tombe est vide. Anna et les parents rendent hommage à un mort qui ne repose pas dans le village mais dont le cadavre est resté en territoire ennemi.
Fantôme qui hante les souvenirs, qui ronge et anéanti toute possibilité de bonheur chez Adrien tant qu’il n’a pas avoué la vérité, Frantz se révèle peu à peu plus ambigu derrière l’image sainte et policée que décrivent ses proches. A son arrivée à Paris, Anna découvre une nouvelle facette de sa personnalité en se rendant à l’hôtel où il logeait lors de ses études à Paris. Lugubre et sordide, le lieu est un hôtel de passe où les prostituées sont à moitié nues dans les escaliers sales et mal fréquentés.

Ozon explique avoir voulu faire un film moins sur la culpabilité que sur le mensonge. Dans ses deux précédents longs métrages, la trame narrative finissait toujours par bifurquer vers un retour à la réalité. Dans Jeune et jolie, les parents apprenaient par la police les activités de prostitution de leur fille. Dans Une nouvelle amie, Anaïs Demoustier découvrait l’identité de Romain Duris à la suite d’un accident. Cette fois, le mensonge perdure. Mais c’est un mensonge réparateur, « qui fait du bien » : les parents du mort ont un tel désir de le ramener à la vie, même simplement par des bribes de souvenir, qu’ils sont prêts à croire cette histoire qui leur est offerte sur un plateau. En manipulant la vérité, Adrien leur apporte du bonheur, ce après quoi court désespérément le beau personnage de la mère. Elle le lui avoue d’ailleurs les yeux dans les yeux pour le convaincre de jouer du violon : « N’ayez pas peur de nous rendre heureux ». Injonction terrible car si triste, elle révèle en quelques mots le désespoir qui touche cette famille aux goûts simples. C’est un mensonge qui redonne aussi vie à son propre auteur, comme si les mots et les faux souvenirs lui apportaient l’oxygène nécessaire pour respirer. Mensonge à double tranchant, à multiples tiroirs, il sert également à Anna. En le domptant, en choisissant après un long dilemme de le maintenir pour le bien de ses beaux-parents, elle donne le droit à Adrien de continuer sa propre vie. Chez Lubitsch, le personnage de la fiancée découvrait la vérité mais n’en disait rien aux parents à condition que le soldat français reste avec eux. Ozon, lui, refuse cette fin qu’il juge cruelle pour le Français. Il raconte la suite : le soldat repart chez lui et Anna cherche à le retrouver.

Un mélodrame en noir et blanc

Deuxième film en langue étrangère et en costumes après Angel (2007), le pari était d’autant plus courageux qu’il est en noir et blanc. Le succès du Ruban blanc de Michael Haneke (2009) a permis au cinéaste de convaincre ses producteurs. Si la rugosité du noir et blanc et le physique de certains personnages rappellent le film de l’Autrichien, Ozon semble avoir également été inspiré par la série de films Heimat d’Edgar Reitz dont la livraison de 2013 jouait aussi sur des éléments en couleur. Chez Reitz, ce sont des objets ou des éléments de décor qui sont colorés dans un univers noir et blanc alors qu’Ozon joue de séquences entières en couleur. Cependant, la démarche est la même car elle repose sur une volonté de signification. Les scènes en couleur renvoient à des souvenirs ou à des moments de plénitude. Développée en système que le spectateur comprend très vite, la couleur devient elle-même un élément de mise en scène. Dans un film sur le deuil et la guerre, le noir et blanc est le meilleur moyen de jouer sur les contrastes entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge. Et la couleur s’insinue comme un élément perturbateur, endossant ainsi sur la pellicule le trajet physique du soldat Français arrivant en Allemagne.

Le premier plan place le film sous le haut patronage de Douglas Sirk, maître du mélodrame. Cette branche d’arbre bercée par le vent rappelle A Time to love and A time to die où un soldat revient dans son village et découvre que tout a été détruit par les bombardements. Le générique de début de A Time to love… montre une branche fleurie et celui de la fin cette branche pourrie par la pluie. Reflet de la situation du couple, la branche ne survit pas aux difficultés rencontrées par les deux amoureux.

Bâti en deux parties, Frantz repose sur une structure en miroir pour mieux faire comprendre les oppositions : l’Allemagne vaincue et la France triomphante, Anna et Fanny (la fiancée d’Adrien, moderne et garçonne), la ruralité et la ville, la maison de Frantz et le château d’Adrien, les chants patriotiques des deux pays, la mère tout en rondeur et en humanisme de Frantz et la mère belle, castratrice et manipulatrice d’Adrien… Ce système de contrastes permet d’instiller partout où c’est possible une impression de dualité. Qui est véritablement Adrien ? Et, au-delà, que représente Frantz pour le Français ? A la fois ami, souvenir fantasmé et objet de tous les regrets, le mort devient une obsession pour Adrien. Ou bien, s’ils se ressemblent tant, Adrien est-il le double, l’alter-ego de Frantz ? Comme Frantz, Adrien est jeune, soldat et joue du violon (le même morceau revient à plusieurs reprises dans le film, il s’agit d’une transposition pour cordes du Nocturne n°20 de Chopin). Ozon, cinéaste de toutes les ambiguïtés, filme avec délicatesse et avidité le corps du Pierre Niney. Y avait-il un désir homosexuel entre les deux soldats ? N’était-ce qu’une complicité amicale ? Comment expliquer la souffrance profonde ressentie par Adrien ? Anna explique ainsi à la mère du soldat français : « Ce n’est pas moi qui tourmente votre fils, Madame, c’est Frantz. » On imagine que la relation entre Anna et Frantz était assez prude et chaste dans une Allemagne rigoriste. Au contraire, il y a comme un désir charnel naissant avec Adrien, notamment lors de la scène de la baignade. Elle scrute le corps du soldat et remarque ses blessures. Et c’est elle qui, la première, l’embrassera. Le Français est en quelque sorte le double érotique de Frantz.

La musique, de plus en plus présente à mesure que le film avance, établit une passerelle dans le temps entre les deux hommes. Très discrète dans la première partie, elle se révèle peu à peu un vecteur de sens et de romantisme. S’inspirant des compositeurs de l’époque (Debussy, Mahler ou Chopin), la partition de Philippe Rombi accompagne les personnages dans leur quête de sentiments. A ce titre, le Nocturne n°20 symbolise tout le drame vécu par Anna : ce morceau que jouait Frantz est repris par Adrien à la demande des parents. Et d’élément déclencheur de souvenirs, il devient peu à peu le thème amoureux entre Anna et Adrien. Le romanesque s’impose, avec son lot d’attirances incontrôlées. C’est là où le tropisme d’Ozon pour l’ambiguïté devient moteur de sens et donne lieu à une ouverture sur la fin initiale du film de Lubitsch. Le garçon français ne peut pas rester. La jeune femme, après une longue dépression et une tentative de suicide, s’engage dans une enquête qui la mène en France pour le retrouver. Le mélodrame chez Ozon pousse au mouvement, à se révéler à soi-même et à dépasser les limites (de l’histoire, des conventions, et celles qu’on s’imposait à soi-même).

La femme au centre de tout

Cinéaste de l’ambiguïté sexuelle, François Ozon est avant tout un des rares metteurs en scène contemporains à savoir filmer les actrices (Catherine Deneuve, Charlotte Rampling, les 8 femmes…) et à découvrir de nouveau talents. Ludivine Sagnier dans Swimming Pool, la Jeune et jolie Marine Vacth et la merveilleuse Paula Beer aujourd’hui. Âgée de seulement 20 ans au moment du tournage, cette comédienne a la grâce et la beauté froide de celle qui peut tout incarner. Grande actrice en devenir, elle confère à Anna une fragilité mêlée d’une force de conviction qui investit tout l’écran et fascine le spectateur.

Film placé d’emblée par son titre sous le sceau du fantôme, du mort, de l’absent, du double, le véritable personnage central de cette histoire n’en est pas moins celui d’Anna. Pendant la dépression de la jeune femme après le départ d’Adrien, le père lui dit qu’elle les a beaucoup aidés mais que maintenant elle doit vivre pour elle. Frantz n’est finalement pas le récit d’une enquête sur la mort du jeune Allemand, c’est un récit de faux-semblants et de fausses pistes jusqu’à ce qu’Anna, aux termes d’un voyage géographique et intérieur, accepte que son premier amour est mort et que le deuxième n’est pas à la hauteur. Construit comme un Bildungsroman, un roman d’apprentissage, Anna semble enfin accepter la perspective d’être heureuse. Ainsi, lorsqu’à la fin, elle contemple le tableau du Suicidé de Manet en compagnie d’un jeune homme et lui dit que cette peinture l’aide à mieux vivre, on ne peut s’empêcher de remarquer à quel point le physique de son interlocuteur fait écho à ses deux précédents amoureux. Loin d’être un détail, cette variation autour d’un même thème est sûrement la promesse d’un bel avenir, d’autant plus que dans les dernières secondes le tableau de Manet passe du noir et blanc à la couleur.