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« J’ai l’impression de tout perdre… Ma voix… Mon iPhone… Ma mémoire…» La voix de Nick Cave reste en suspens. Il n’évoquera pas la perte à l’origine de ce film poignant qui documente l’enregistrement de son seizième album, le superbe Skeleton Tree.

En juillet 2015, alors qu’il écrivait de nouvelles chansons, Arthur, son fils de 15 ans, faisait une chute mortelle en escaladant une falaise près de la maison familiale de Brighton. On passera sur la fascination morbide des tabloïds et leurs unes crapoteuses – eux qui jusqu’ici se moquaient pas mal de la carrière du chanteur, pas franchement sujet de prédilection de la presse à scandale. Se méfiant des journalistes, Nick Cave a préféré charger le réalisateur Andrew Domink de tourner un film pour accompagner la sortie de l’album et échapper au cirque de la promotion, ses questions maladroites et sa curiosité malsaine. Et aussi, sans doute, pour essayer de donner un sens à ce qu’il ressentait.

Dès les premières images du documentaire en noir et en blanc (et en 3-D, un choix qui laisse d’abord un peu perplexe), on se sent embarqué dans un roller-coaster d’émotions à l’instar des albums de Nick Cave & The Bad Seeds. Ce mélange de noirceur, d’humour, de beauté, de lyrisme et d’élégance auquel il nous a habitués est là. En vrac parfois.

Si Nick Cave tient le premier rôle, Warren Ellis, son collaborateur de longue date, n’est jamais loin, présence bienveillante et bouillonnante, pilier, ami, complice, bras droit discret qui dirige les musiciens, mi-chef d’orchestre, mi-sorcier habité. S’il s’adresse peu au réalisateur en voix off – si ce n’est pour préciser qu’il ne parlera pas de la vie privée de son ami – ses interactions avec le chanteur font systématiquement sourire. « Comment sont mes cheveux ? » demande Nick Cave en s’installant au piano. « Plus beaux que jamais » répond Ellis du tac au tac. Ces deux-là s’aiment et se respectent, se complètent parfaitement.

Toute logique a disparu de sa vie

Dès les premières minutes du film, Cave explique que depuis la mort de son fils, il lui semble que toute logique a disparu de sa vie. Et qu’il s’est donc débarrassé du fil narratif dans les paroles de ses chansons. One More Time With Feeling illustre souvent cette confusion. Les scènes d’interview brèves, dans une voiture ou un bureau, entrecoupent celles, plus longues, en studio, où l’on découvre les nouvelles chansons et cette écriture devenue plus sèche, moins riche en métaphores, poignante de simplicité et de sobriété.

La voix de Nick Cave a changé aussi. S’il confie, face caméra, qu’il peine à se reconnaître, qu’il y un nouveau lui à l’intérieur dont il n’anticipe pas les réactions, on l’aurait deviné en l’entendant chanter. Son côté crooner sombre a disparu. Il semble interpréter ces chansons-là pour lui-même, tombe les masques pour ne laisser passer que l’émotion sans pour autant se laisser submerger. L’exercice est périlleux. Il l’exécute avec sa classe habituelle.

Si les Bad Seeds, à l’exception de Warren Ellis, sont en retrait, Suzie, la femme de Nick Cave et Earl, le jumeau de son fils disparu, interviennent au milieu du film. La ressemblance entre Earl et son père est troublante, le sourire de l’adolescent contrastant avec l’air anormalement sombre du père. (Pour l’avoir interviewé à plusieurs reprises, je sais que l’image de Nick Cave, corbeau goth sinistre est justement ça – une image. Et que derrière l’apparence que l’on perce en se donnant juste la peine d’écouter les paroles de ses chansons, se cache un homme doué d’un solide sens de l’humour.)

Mais c’est Suzie qui touche droit au cœur. Avant qu’elle apparaisse à l’écran, Cave parle d’elle comme une créature à peine matérielle, plaisante sur le fait qu’il n’arrive pas à la saisir en photo. Et là, en 3-D, elle semble flotter sous nos yeux. Regard transparent, peau de porcelaine, sa longue robe qui cache ses pieds lui donnant une allure fantomatique, elle a d’abord l’air d’un être évanescent, sans doute brisé par le chagrin, qui avoue s’être jeté dans le travail pour ne pas penser. Et au détour d’une scène, elle sort un tableau, peint par Arthur lorsqu’il était enfant, explique, sans une larme que le dessin représente l’endroit où il est mort, avant de déplorer que le cadre soit noir et d’ajouter, « oh, c’est sans doute de la superstition de ma part… »

Superstition encore ou prémonition ? La première chanson de l’album, écrite avant l’accident, commence par ces lignes, “Tu es tombé du ciel, t’es écrasé dans un champ”… Inutile de compter sur Nick Cave pour épiloguer sur cet épisode. Il relègue cela au même niveau que les platitudes sur le deuil que certains lui répètent en croyant bien faire. Sans exaspération. Parce que celui dont il parle comme étant son “nouveau lui” est touché par la bienveillance des autres. Et gêné aussi d’être devenu un objet de pitié.

One More Time With Feeling est tout sauf un tire-larmes gratuit

Et c’est là, la force de One More Time With Feeling. Le film n’offre pas de réponse, de kit de survie en cas de deuil. Il montre la désorientation, le déluge d’émotions, les doutes, la fragilité d’un artiste touché en plein cœur, qui avoue que s’il a parfois espéré vivre des choses douloureuses pour être inspiré, il se sent à présent dépassé, son imagination étouffée, et pour la première fois de sa vie, incapable de juger si ce qu’il écrit est bon ou mauvais. Avant d’admettre, dans les dernières minutes, qu’il est assez content de Skeleton Tree et à juste titre. En huit chansons, Cave explore un nouveau style d’écriture et d’interprétation, signe sa plus belle chanson d’amour, nous broie le cœur à quelques reprises et réalise le tout avec sobriété, sans succomber aux démons de l’exhibitionnisme. L’invitation à la projection précisait qu’il fallait se munir de mouchoirs. Mais étrangement, One More Time With Feeling est tout sauf un tire-larmes gratuit. Il alterne tristesse, beauté et sourires d’un bout à l’autre, ne laisse pas un instant de répit au spectateur, ne le place pas dans le rôle de voyeur et surtout, ne lui fait jamais croire que la pire des tragédies peut accoucher d’un album beau à couper le souffle.