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The Get Down (4): New York, roman d’une ville

Par Arbobo, le 22-09-2016
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'The Get Down : le hip hop dans les séries' composée de 6 articles. La sortie de la série The Get Down sur Netflix a été placée sous le signe du retour aux sources du hip-hop. L'occasion pour Playlist Society et Arbobo de plonger dans celle-ci tout au long d'un dossier en six parties abordant aussi bien la série que le New York de 1977 et les débuts de la culture hip-hop. Voir le sommaire de la série.

La série The Get Down n’a pas que des défauts, loin de là. Si l’on oublie un instant qu’elle a été survendue sous l’angle hip hop, on peut alors profiter du fait que son action se déroule à un moment passionnant de l’histoire de New York, ville qui n’a pas fini de fasciner.

C’était l’année 77

Sacrée année 1977. Une année incroyable, au point de susciter un documentaire passionnant, NY77: the coolest year in hell. Ce que montre bien ce documentaire, c’est le chaos de cette ville en 1977, 2 ans après la banqueroute, mais aussi l’effervescence musicale et culturelle qui bat son plein (on y croise par exemple Frankie Knuckles, un des pères de la house garage, à l’époque un habitué du Loft). 1977, c’est l’arrivée du punk, l’essor phénoménal de la disco qu’on croyait morte née en 1975, et celui d’une scène pop innovante qui fournit les bases de la musique indé (Blondie, Talking heads, Suicide… mais aussi dans le Bronx les soeurs d’ESG). La BD Hip Hop Family Tree retrace très bien les liens entre les acteurs du hip hop et Blondie, mais aussi avec des rockeurs anglais comme the Clash, historiquement plus liés à la communauté reggae. Ce bouillonnement musical, fait de rencontres et parfois d’amitiés, n’est pas le propos de la série. Il a une bonne place en revanche dans le récit d’Ed Piskor, The hip hop family tree. Dans The Get Down la seule mention du punk et des Ramones survient dans l’hôtel particulier d’un riche blanc qui dirige la commission des finances de la ville. On pouvait difficilement faire plus caricatural.

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Le Bronx vers 1980. CC Robert Ronan

des quartiers entiers à l’abandon, une pauvreté endémique: le ghetto
The Get Down propose néanmoins une reproduction stimulante de ce New York post-1975. La description de quartiers entiers à l’abandon et la pauvreté endémique qui l’accompagne correspondent en tout point à la description de l’époque qu’on trouve dans la littérature, dans les documentaires déjà mentionnés, ou dans la musique. Cette déréliction fut un long processus. Quant à la ségrégation, elle est séculaire. En 1972, année de la construction du World Trade Center, War sortait un de ses titres phares : « The world is a ghetto ». La même année, la bande son de Accross 110th street, par Bobby Womack, chante la frontière sociale infranchissable entre Harlem et le South Manhattan des Blancs. Autant dire que le sujet (et le mot) sont très présents dans la culture de l’époque et en particulier chez beaucoup de musiciens africains-américains de cette décennie qui parlent du ghetto : Gil Scott-Heron bien sûr, mais aussi Curtis Mayfield, Donny Hattaway, et même Stevie Wonder. C’est en 1977 que le Phildelphia International Allstar a signé une fabuleuse chronique de la longue grève des éboueurs, « Let’s clean up the ghetto ». Les artistes américains et notamment afro-américains n’ont pas manqué de tenir un discours politique, au sens large. Dans The Get Down, tout cela est bien plus flou. Les enjeux politiques sont évoqués, mais la culture mainstream évite de trop s’avancer sur ce terrain-là, commercialement risqué.

“Je regarde passer mon nom”

Un aspect matériel du ghetto est très bien rendu dans la série : les graffiti. Il y a quelques belles scènes, très léchées, où les héros se ruent sur le toit en entendant le métro arriver. Cette scène là, on la retrouve dans tous les films et documentaires sur le hip hop. Dans The style wars, documentaire de 1983 visible en ligne, un gamin interviewé chez sa mère donne l’explication. Ce môme n’est autre que Skeme, un cador du graffiti, qui explique « it’s called ‘going all city’ » (« on appelle ça ‘traverser toute la ville’ »). Les gamins du Bronx, dans The Get Down, montent sur le toit pour voir les graffitis voyager, et les writers « regardent passer leur nom », comme l’écrit fort bien Christophe Kihm dans un hors série d’Art Press de 2000. Le train va partout, il franchit les frontières du ghetto. En taggant les trains, on gagne une liberté symbolique, on remporte une victoire sur la ségrégation spatiale.

La pauvreté du Bronx, son délabrement, sont souvent présents dans The Get Down, le tout renforcé par des images d’archives. Il est même dérangeant d’apprendre que cette reconstitution de la misère a lieu dans la série la plus chère jamais produite (120 millions de dollars pour 12 épisodes, du délire complet). À cette pauvreté et à l’abandon par les autorités s’ajoutent deux autres problèmes : la criminalité et la ségrégation sociale qui est aussi ethno-raciale.
Les latinos de différentes origines (Puerto Rico, Amérique latine) et les noirs vivent mélangés dans le Bronx, et la vraie frontière est avec les blancs. Cette dimension raciale et sociale est abordée de manière feutrée dans The Get Down. On l’a dit, Baz Luhrman, sorti vainqueur de la bataille pour la direction de la série, est blanc et australien, on ne peut pas dire qu’il a baigné dans le Bronx des 1970s. Beaucoup d’oeuvres et de récits qui marquent l’histoire du hip hop n’ont pas été créés par des noirs et des latinos, alors qu’il s’agit clairement d’une partie de la « black culture » (ce qui n’enlève rien à la légitimité artistique des Beastie Boys ou d’autres). Outre Luhrmann, on peut citer d’autres blancs qui se sont approprié le sujet : Ed Piskor, Shawn Ryan associé au début au projet The Get Down, Jeff Chang, ou le réalisateur de Wild Style Charlie Ahearn (contrairement à celui de Beat Street, Stan Lathan), preuve que la couleur n’est pas en soi un critère de légitimité pour bien parler de hip hop.

Une époque où Manhattan aussi était mal famée

L’auteur de polars Jérome Charyn, amoureux de Manhattan, a narré les années Ed Koch, le maire en passe d’être élu au moment de The Get Down et qui a profondément marqué l’histoire de sa ville. Dans son livre Metropolis, les pires endroits de la ville, ceux où on risquait de perdre la vie, étaient dans le sud de Manhattan (Alphabet city notamment, quartier à proximité duquel se termine le film Wild Style). Dans The Style Wars, des quartiers entiers de Manhattan sont désignés comme abandonnés par les autorités, délabrés et mal famés. En regardant The Get Down on pourrait croire qu’il y a d’un côté le Bronx, poubelle de la ville, et Manhattan la riche et blanche partie de la ville où tout le monde s’amuse et vit dans de grandes maisons. C’est évidemment plus compliqué que cela. Idem pour les gangs. Le film de série B The Warriors (Les guerriers de la nuit, 1979) est réaliste au moins de ce point de vue là : il existait des gangs dans toute la ville, le Bronx n’était pas le seul terrain de leurs affrontements. Mais en 1977, le Bronx subissait une menace très particulière, pile durant l’été où se déroule l’action de The Get Down, mais totalement absente de la série. Rien de moins pourtant qu’un meurtrier en série, surnommé Son of Sam, qui a plongé la ville dans la peur. Le film de Spike Lee Summer of Sam (1999) lui doit son titre et le cadre de son action. Il y met en scène un été caniculaire, débordant de tensions ethno-raciales entre italiens et noirs dans un quartier sud du Bronx. Rien à voir avec les personnages de The Get Down dont aucune engueulade ou embrouille (et pourtant elles ne manquent pas) ne possède de caractère racial.

Baz Luhrman n’est pas Spike Lee, mais le choix d’atténuer la dimension raciale dans The Get Down pourrait surprendre, dans la mesure où le défaut qui guette la série n’est pas la pauvreté de matériau mais au contraire le trop plein.
(à suivre)