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10:04 de Ben Lerner : le champ des possibles

Traduit par Jakuta Alikavazovic

Par Benjamin Fogel, le 03-10-2016
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Rentrée littéraire 2016' composée de 10 articles. Playlist Society fait sa rentrée littéraire 2016. Voir le sommaire de la série.

Dans son second roman, 10:04, Ben Lerner décrit sa vie d’écrivain new yorkais ne sachant plus comment s’articulent passé, présent et futur. Débutant alors que la tempête Irène s’apprête à frapper la côte Ouest et se terminant quand l’ouragan Sandy vient de plonger une partie de la ville dans l’obscurité, le roman se présente comme une faille temporelle où toutes les histoires sont possibles et où la fiction se confond avec la réalité. Lors de longues ballades dans la ville, les pensées de l’auteur résonnent avec son environnement. Sa voix, une parmi des centaines d’autres, semble ainsi parvenir par hasard aux oreilles du lecteur. Elle s’ancre pourtant dans une réalité crue : l’auteur prend conscience de sa finitude (il souffre du syndrome de Marfan, potentiellement mortel) tandis que sa meilleure amie lui suggère qu’ils fassent un enfant. Néanmoins, plus la lecture avance, plus il devient clair que la raison d’existence de 10:04 est de raconter comment et pourquoi 10:04 a été écrit.

Ben Lerner souligne combien tout, dans notre monde, semble simultanément hyper signifiant et dénué de sens

10:04 fait des aller-retours permanents entre le vrai et le faux, poussant son auteur à décrire son roman au sein même de celui-ci : « ni de la fiction, ni de la non-fiction, mais un vacillement entre les deux ». Ce “meta-roman”, avec couches et sous-couches, pourrait sembler vain et déjà vu, la mise en abyme de la fiction dans le réel ayant déjà été traitée sous tous les angles, depuis Trois jours chez ma mère de François Weyergans à Lunar Park de Bret Easton Ellis. Mais ce qui intéresse Lerner est moins de jouer avec le lecteur en brouillant le message que de montrer l’immensité des possibles, au sein du roman bien sûr, mais aussi de nos vies. A l’image de son titre, référence à Retour vers le futur (10:04 est l’heure du voyage dans le temps), il explore la manière dont tout résonne pour produire des situations qui pourraient exister comme ne pas exister. L’art, l’histoire, la paléontologie, les phénomènes naturels sont au coeur du roman et lui offrent toujours un chemin à suivre. Ben Lerner souligne combien tout, dans notre monde, semble simultanément hyper signifiant et dénué de sens.

10:04 présente une multitude de formes différentes : à la narration classique se superposent des histoires dans l’histoire, des extraits de textes réels, des poèmes, des photos légendées et des incursions où l’auteur s’adresse directement au lecteur. Mais au lieu de générer de la confusion ou de passer pour un snobisme, ces différentes approches renforcent le sentiment d’un champ des possibles infini. Chaque digression, chaque anecdote – de la femme qui simule son cancer au militant qui ne veut plus se comporter comme si son sexe pesait une tonne, en passant par ce moment où le père de Lerner lui raconte comment il a loupé les funérailles de sa mère – est une porte ouverte sur ce que ce roman aurait pu être, le tout avec une oralité des histoires rappelant qu’il existe d’autres moyens de canaliser une narration.

10:04 contamine nos pensées et nos existences, si bien que l’on ne cesse de se demander si notre vie est bien la notre, ou une simple variation de la vie de quelqu’un d’autre ; cet autre pouvant simplement être celui que nous aurions pu être ou que nous aurions pu devenir. Le fait que le livre soit traduit en français par Jakuta Alikavazovic (auteur entre autre de l’excellent et pynchonnien La Blonde et le Bunker), stylistiquement et thématiquement affiliée à l’auteur – notamment en matière d’art contemporain – , renforce l’écho.