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Tous les pays semblant ces temps-ci se transformer en cocottes-minute prêtes à exploser, il parait naturel que le plus grand pays du monde mène le mouvement en devenant, par le choix électoral qu’il a fait, la plus grande et la plus instable des cocottes-minute. Si on ne sait pas encore jusqu’où conduira la présidence Trump, on sait d’où elle vient – car il ne s’agit malheureusement pas du catalyseur, mais bien du produit d’une somme de réactions et de mutations sociales, ayant commencé à se manifester depuis plusieurs années déjà. Ont été jetés pêle-mêle dans le melting pot des États-Unis devenu cocotte-minute la crise économique provoquée par les subprimes, l’émergence du Tea Party, la surveillance de masse via les nouveaux moyens de communication, la résurgence des agressions et meurtres racistes de sang-froid en pleine rue…

Deux films, The 13th d’Ava DuVernay et Snowden d’Oliver Stone, prennent pour sujet chacun un élément de cette liste (non exhaustive) : respectivement le racisme endémique et la surveillance de masse. Et puisqu’il s’agit de questions éminemment politiques et actuelles, tous les deux poussent leur cheminement jusqu’à l’instant présent, cette élection présidentielle qui n’était pas encore jouée au moment du montage, mais dont les candidats, et leurs partis pris, étaient d’ores et déjà connus. Hillary Clinton et Donald Trump sont intégrés à la narration des deux longs-métrages en tant que présidents potentiels, par anticipation de la victoire de l’un ou l’autre et de ces effets – sombres dans tous les cas.

 The 13th et Snowden se rejoignent dans leur conclusion dénuée d’illusion

The 13th et Snowden se rejoignent en effet dans leur conclusion dénuée d’illusion : sur leurs thèmes respectifs le choix proposé était entre une candidate-vaincue qui n’aurait rien amélioré, et un candidat-vainqueur qui va encore empirer les choses. Pour ne rien arranger, cela vient après les échecs amers du président sortant dans les deux domaines… Mais reprenons au début. Réalisé par Ava DuVernay, qui passe pour l’occasion de la fiction (Selma) au documentaire, The 13th est une œuvre-somme qui s’attaque à un sujet colossal : raconter les cent cinquante ans de racisme et d’exploitation latents infligés aux noirs aux USA, depuis l’abolition de l’esclavage, moyen institutionnel de mise en œuvre du racisme et de l’exploitation. The 13th se hisse à la hauteur de sa tâche, par le sérieux et la densité de sa démonstration, par son ton ferme et tenace ; par ses coups portés dans le but de frapper leur cible. C’est un documentaire combat de boxe plutôt que one man show, Mohammed Ali plutôt que Michael Moore. Ava DuVernay n’est pas dans une posture de défense mais bien d’attaque, déterminée à mettre en lumière le mouvement de balancier qui, depuis plus d’un siècle maintenant, condamne les noirs à voir chaque victoire symbolique qu’ils obtiennent être suivie de représailles furieuses et prolongées de la part de la société. À payer au prix fort, avec des intérêts atteignant des taux d’usure, chacune de leurs conquêtes.

Le 13ème amendement à la Constitution, qui mettait un terme à l’esclavage et qui donne son titre au film, comportait ainsi un artifice permettant de revenir par des voies détournées à la situation tout juste prohibée : toute personne condamnée pour un crime peut se voir retirer ses droits de citoyen. Plus tard, la terminaison officielle de la ségrégation raciale par les Civil Rights Acts des années 1960 ne précéda que de quelques années la mise en route des politiques de « war on drugs » et « law and order », que DuVernay dissèque en détail pour en révéler la traduction pratique – vider les communautés noires et remplir les prisons. Enfin, le mandat du premier président noir de l’histoire restera malheureusement aussi comme celui où un mouvement nommé « Black lives matter » a dû naître, en réaction contre l’augmentation en flèche du nombre d’homicides racistes, de la main de policiers ou de civils. Les images au présent de The 13th sont les plus dures à supporter, car en rebouclant sur les archives du passé (la diabolisation dans Birth of a Nation, les agressions des années 1960, la criminalisation des décennies suivantes) elles démontent l’illusion d’un progrès. Barack Obama n’a rien pu empêcher. Hillary Clinton et son mari ont beau jeu de les regretter aujourd’hui, les réformes pénales qu’ils ont fait passer avec entrain dans les années 1990, pour s’afficher alors comme plus durs que les durs républicains, sont toujours une part majeure du problème.

Ces images-là sont dorénavant devenues une fenêtre ouverte par anticipation sur un futur probable

Quant à Trump… DuVernay le fait lui aussi intervenir à deux reprises. D’abord à l’époque de l’affaire dite des « Central Park Five » – cinq jeunes hommes, quatre noirs et un latino, arrêtés sans justification et condamnés sans preuves pour le viol d’une joggeuse à Central Park, avant d’être innocentés quinze ans plus tard. Trump réclamait alors (et réclame toujours aujourd’hui) leur exécution. À ces images d’hier s’ajoutent dans The 13th celles d’aujourd’hui, des meetings du businessman devenu candidat dans lesquels ses supporters, chauffés à blanc par ses invectives haineuses et désinhibées, s’en prennent physiquement à des militants de Black lives matter. Ces images-là sont au-delà de l’avertissement : elles sont dorénavant devenues une fenêtre ouverte par anticipation sur un futur probable.

 

Joseph Gordon-Levitt dans Snowden

Joseph Gordon-Levitt dans Snowden

La période couverte par Snowden est moins imposante que celle de The 13th : « seulement » la décennie écoulée. C’est déjà infiniment plus que la poignée de jours de Citizenfour, le documentaire composé par Laura Poitras autour de sa rencontre dans une chambre d’hôtel à Hong Kong avec Edward Snowden, et des révélations de ce dernier. Cette différence de temps, et donc de recul, fait de la fiction d’Oliver Stone le complémentaire du film de Poitras. Citizenfour était une œuvre existant dans l’urgence de l’instant d’exposition des preuves de la violation clandestine de notre vie privée par les services secrets. Snowden donne un passé à ce présent instantané, en reconstituant sous la forme d’une tragédie le parcours de son héros éponyme jusqu’à cette conclusion. Tragédie, car Stone s’attache à rendre palpables les embranchements successifs où le destin s’est chargé de garder Snowden sur les rails menant à son point de non-retour. Au nombre de ces coups de force du destin, on compte l’élection d’Obama en 2008, qui a poussé Snowden à se réengager à la CIA (après en avoir démissionné une première fois) car il a cru que ce nouveau président saurait réorienter la mission des agences de renseignements dans la bonne direction. La non-tenue de cet engagement par Obama le rend en partie responsable de l’affaire à venir, lorsque Snowden ne vit plus d’autre issue que de tout dénoncer.

En plus du passé, Snowden a accès au futur de Citizenfour, à savoir les effets des révélations faites. Le film déborde alors du biopic classique, la tragédie d’un homme devenant celle de notre société entière – les effets en question ayant été quasi nuls. Snowden le déclare lui-même à un moment du film, sa mission se résume à fournir à nous, citoyens, l’ensemble des informations auxquelles nous avons droit, afin de prendre en connaissance de cause la décision qui nous revient concernant la gestion de nos données personnelles. On sait ce qu’il en a été : à ce jour rien n’a changé. Ce qui donne le sentiment amer que Snowden l’homme et Snowden le film, bien que dans le vrai, nagent à contre-courant de sociétés qui se désintéressent de ces problématiques, font passer l’impression de sécurité avant toute autre considération, et élisent leurs responsables politiques en conséquence. Il faut dire que ces derniers ne font rien pour inverser le courant. Obama n’a pas saisi la perche tendue par Snowden ; Clinton ne s’est même pas donné la peine de reprendre les promesses de campagne du président sortant ; et Trump demande pour Snowden la peine de mort, comme il le faisait pour les « Central Park Five ». Soit une sorte d’égalitarisme par le bas : tous ceux qui sont contre moi et mon camp peuvent bien mourir.