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2016 au cinéma : dernière lumière dans les ténèbres

Par Alexandre Mathis, le 31-12-2016
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Bilans cinéma' composée de 7 articles. Chaque fin d'année, Alexandre Mathis se livre à une radiographie personnelle des douze mois cinéma écoulés. Voir le sommaire de la série.

Difficile de dire si l’esprit humain est de nature pessimiste ou si cette année 2016 fut aussi horrible qu’on se le répète. Entre le Brexit, l’élection de Trump, le décès d’artistes tant chéris et les catastrophes en tout genres, notamment liées au(x) terrorisme(s), il y a de quoi déprimer. Pourtant, 2015 fut aussi redoutable pour nos nerfs. Le bilan de fin d’année exposait déjà un tableau bien noir de notre monde et le cinéma s’en faisait l’écho. D’une certaine manière, nous concentrons notre esprit sur le négatif. Et comment se blâmer face à cet océan de malheurs ?

Homeland met en lumière un monde d’outre-tombes, puisqu’une partie de ce qui nous est donné à voir n’existe plus.

C’est peut-être en partant de ce constat que la suprématie du documentaire en 2016 s’explique tant. Le sujet de la crise des migrants dans Fuocoammare, par-delà Lampedusa trouva d’ailleurs la consécration au Festival de Berlin. Mais le documentaire événement aura bien sûr été Homeland : Irak année zéro d’Abbas Fahdel. Le film en deux parties raconte l’Irak d’avant et d’après l’invasion américaine de 2003. Jamais auparavant un tel sentiment de proximité ne nous avait assailli. Car sur les 5h30 que dure le film, Fahdel filme surtout sa famille, ses amis, la vie des irakiens, bref la cité au sens grec du terme. Et quand ses neveux l’appellent « oncle » en regardant la caméra, c’est comme si l’oncle en question, c’était nous. Le regard des enfants nous transperce. Homeland met en lumière un monde d’outre-tombes, puisqu’une partie de ce qui nous est donné à voir n’existe plus. Des paysages détruits, des vies envolées. L’occasion de se demander si le monde en 2003 était vraiment meilleur que celui d’aujourd’hui.

Homeland atteint un point d'intimité rarement vu en documentaire

Homeland atteint un point d’intimité rarement vue en documentaire

Il y a plus de sourires dans les documentaires de Raymond Depardon (Les Habitants) ou de Franck Pavich (Jodorowsky’s Dune traitant du projet maudit du réalisateur franco-chilien), encore que. Si ces deux films réveillent en nous une folle envie de vivre, il en ressort aussi une nostalgie et un peu de désillusion. C’est par les messages positifs et lumineux de Depardon et Jodorowsky que la gaieté l’emporte. Plus retorse est l’approche de Werner Herzog dans son incroyable film Into the Inferno (sorti directement sur Netflix). En parcourant les volcans les plus actifs de la planète, Herzog affiche un état du monde. Il rappelle la petitesse de notre existence tout en la rendant précieuse et belle. C’est un film galvanisant tant il donne envie de voyager, de décrypter, de respirer et d’apprendre. Si on y ajoute Voyage au cœur du cinéma français ou encore Swagger, rarement le documentaire aura autant régné en maître. 2016 aurait presque pu se contenter de cela et se passer de la fiction.

Comme du Gilberto Gil ou du Bruce Springsteen

C’était sans compter sur deux films puissants, à la fois ancrés dans le réel et dans la poésie. Commençons par le plus beau des deux, à savoir Aquarius de Kleber Mendonça Filho. C’est l’histoire d’une combattante, une héroïne comme on en voit peu. Clara, jouée par la bouleversante Sonia Braga, tente de conserver son appartement convoité par une société immobilière. De ce point de départ très simple se déploie une fresque intimiste faite de souvenirs, de fantômes, d’espoirs et de cicatrices. Clara fait face au réel en puisant dans la poésie de ses souvenirs et de la musique. Des mois après la vision d’Aquarius résonnent encore les scènes musicales sur du Queen ou du Gilberto Gil. Le visage souriant et déterminé de Clara face à la violence du monde redonne une bouffée d’air frais.

Plus grise, plus douloureuse et plus pessimiste est la vie de Lee Chandler de Manchester by the Sea. Les journaux ont souvent comparé ce film à une chanson de Bruce Springsteen époque Nebraska. Il y a en effet quelque chose de cet ordre là. Manchester by the Sea se construit lui aussi autour du souvenir. Sauf que ce dernier ne donne aucune énergie à Chandler ; au contraire, il le vide de sa substance. Sans en faire trop, le réalisateur Kenneth Lonergan brode une tapisserie fine à l’oeil, mais rugueuse au touché comme une toile de jute de travailleur. Le film partage avec Moi, Daniel Blake, Palme d’or à Cannes, ce constat terrible : ce n’est pas parce qu’on se bat qu’on se soigne, mais au moins, on aura essayé.

La splendeur antispéciste du Livre de la Jungle version Favreau

La splendeur antispéciste du Livre de la Jungle version Favreau

Se faire confiance et ne pas paniquer

Il fallait bien le réel arrangé d’un Clint Eastwood avec Sully pour avoir foi dans la vraie vie. Pour lui, si on ne panique pas et que l’on se fait tous confiance, on s’en sortira. Une morale bien naïve mais qui fait du bien de temps en temps. Ma vie de Courgette partage le même espoir. Via une animation simple et poétique, Claude Barras fait croire en une bonne étoile, bien qu’avant de la trouver, il faille parfois en passer par des nuits sans lumière. Katell Quillévéré a, avec Réparer les vivants, remplacé la bonne étoile par le cœur puisqu’il est question de greffe d’organe. Dans ce mélo risqué, la réalisatrice montre aussi, comme Eastwood, une confiance infaillible en l’autre. Parfois, il faut savoir s’abandonner à celui qu’on a en face pour le laisser accomplir ses envies et obtenir le meilleur. Par exemple, c’est ne pas empêcher la grand-mère des Délices de Tokyo de préparer ses dorayaki en dépit de sa maladie ; c’est se dire qu’un jour ou l’autre, la Julieta de Pedro Almodovar retrouvera l’amour auprès de ses proches ; c’est espérer, comme dans Creed ou Kubo, être le digne héritier de son père. Enfin, c’est croire en la bienveillance alien dans Premier Contact de Denis Villeneuve.

La version live du Livre de la Jungle saupoudre les musiques du dessin animé original pour mieux alimenter un long-métrage antispéciste.

Plus rêveur est le film, plus il offre à respirer. Sans rogner sur des sujets graves, voire effrayants, Zootopie et le Livre de la Jungle misent tous les deux sur des histoires aux influences pop délicieuses. La limite de Zootopie restera son ancrage très techno (le lapin qui écoute la musique de Shakira sur son smartphone, ça vieillira très mal) alors que la version live du Livre de la Jungle saupoudre les musiques du dessin animé original pour mieux alimenter un long-métrage antispéciste. Un grand film, qui, à maintes fois, rappelle le Roi Lion, et dont les thématiques se retrouvent sublimées par l’esthétique enivrante de la performance capture. Si les blockbusters burnés que sont Docteur Strange, Rogue One et Batman Vs Superman misent sur des approches plus dans l’air du temps, il est indéniable qu’aucun d’entre eux ne rate complètement la cible. Car avec le savoir des faiseurs honnêtes, les réalisateurs à la tête de ces projets mastodontes offrent un peu de magie que cherchent désespérément nos contemporains.

La finesse plastique de The Assassin

La finesse plastique de The Assassin

Elle, elle et elle

Autre manière d’évacuer le réel de manière totalement opposée : l’approche des réalisateurs du malaise. Pas une grande année sur ce point là mais comment ne pas parler des très bons Elle de Paul Verhoeven et Neon Demon de Nicolas Winding Refn. Presque tous les films marquants de 2016 mettent en vedette des héroïnes. Neon Demon et Elle y adjoignent en plus un peu d’acidité. Refn assume le mauvais goût et la mégalomanie. Verhoeven, encore plus fort, retourne tous les codes du cinéma français, rend l’ensemble grotesque pour mieux piquer au vif.

Dans la même veine, les cinéastes coréens ont offerts leur lot d’inconfort : The Strangers de Na Hong-jin, Mademoiselle de Park Chan Wook et surtout Dernier train pour Busan de Yeon Sang-ho, film de zombie comme on aimerait en voir plus souvent. Reste que le meilleur film venu d’Asie se pare de délicatesse pour mieux montrer la fureur. Avec The Assassin, Hou Hsiao-Hsien démontre qu’une autre manière de filmer la violence est possible. Surtout, comme bien d’autres films de l’année, The Assassin échappe au réel en rendant tout onirique, comme vaporeux. Le film dissimile Shu Qi derrière des voiles, des arbres. Elle bondit et disparaît. Chaque plan laisse rêveur alors que ce que raconte le film n’a rien de très enviable.

Paul Beer, révélation de l'année avec le film Frantz

Paul Beer, révélation de l’année avec le film Frantz

Modern Love

Un même compositeur, deux œuvres bien distinctes. Carter Burwell a cette année signé les BO de Mr. Holmes et Carol. Les deux bande-originales se ressemblent, au point de les confondre. Si dans le cas du mollasson film de Bill Condon, sa belle musique ne ressort pas, il en va différemment pour le sublime drame amoureux de Todd Haynes. L’écoute de la musique de Burwell ajoutée à la vision de l’histoire d’amour vécues par Carol et Therese (Cate Blanchett et Rooney Mara, encore plus parfaites que la perfection) rappellent ce mantra répété chaque année : face à tant d’horreurs et de lutte, la seule lumière, c’est l’amour. Certes, il s’agit d’une loupiote, un faisceau fragile qu’un coup de vent peut éteindre. Mais l’amour dans Carol est vivace, malgré les conventions de l’époque, malgré le temps et les regards.

Il y a eu quelques autres belles histoires d’amour cette année. Sing Street et sa bluette musicale rafraîchissante, Blue Jay avec ses acteurs si beaux qu’on voudrait qu’ils s’aiment pour l’éternité en écoutant Bill Callahan, ou encore Paterson qui expose finement que la plus belle preuve d’amour, c’est d’encourager l’autre dans ce qui lui tient à cœur, même si parfois (souvent), on est ridicule. Comment passer sous silence Frantz, le mélo délicat de François Ozon ? Carol/Frantz, deux prénoms pour deux mises à jour du mélodrame d’antan, auquel pourrait s’ajouter Manchester by the Sea. Chacun à leur manière, ils réduisent à néant le cynisme et ont le courage des sentiments simples. Le film d’Ozon a ceci de plus qu’il croit en la culture, en l’amitié, en la réconciliation. Autant de facettes que notre monde moderne inhale trop souvent.

Dans son chant funèbre, Leonard Cohen répétait : « You want it darker. We kill the flame ». Midnight Special l’a rallumée.

Et quoi de mieux que de rappeler que le plus bel amour de cet année, c’est celui de Roy, le père de Midnight Special ? Le voilà qui se sacrifie pour son fils en le protégeant d’une secte et des flics. Il embarque son meilleur ami dans une histoire sidérante de beauté au seul argument de lui faire confiance. Le même contrat s’établit entre le spectateur et Jeff Nichols, le réalisateur du film. Ici, la SF, la secte et la vitesse des bolides ne servent qu’à raconter l’intime. Premier Contact de Denis Villeneuve a aussi fait ce pari. Qu’il est beau et émouvant de voir de grands barnums métaphysiques au service du simple amour de son prochain. Mieux, les deux films servent un message de tolérance : ce que beaucoup pensent être le danger (la lumière de Midnight, les messages codés des aliens dans Premier contact) sont en fait nos alliés. Et à la fin, une seule certitude, quel qu’en soit le prix, chérissez votre enfant même si vous savez que vous ne pourrez pas toujours le sauver. Le dernier quart de Midnight Special est la plus belle chose qui soit arrivée au cinéma depuis Take Shelter de ce même Jeff Nichols. C’est la foi au cinéma qui se noue avec la foi en l’humanité. Un sentiment si rare qu’il devient divin de le ressentir fugacement. Dans son chant funèbre, Leonard Cohen répétait : « You want it darker. We kill the flame ». Midnight Special l’a rallumée.