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Aquarius

Est-ce le cinéma qui a changé, est-ce que c’est moi ? Ce n’est pas sans interrogation que je fais ce constat : outre Sully in extremis, les quatre films qui se sont détachés pour moi cette année sont des productions typiquement cannoises, palmes possibles (il a fallu un Ken Loach dans ses bons jours pour les stopper), des œuvres pour Positif au moins autant que pour les Cahiers du Cinéma, certaines d’entre elles en tout cas, imposantes, pleines (de rapports de classes, de générations, d’histoires de familles), bref relevant d’un cinéma d’auteur plus standard au premier abord que celui que j’appelais de mes vœux il y a dix ans, lorsque membre assidu d’un forum de cinéma, nous étions plusieurs à nous enthousiasmer pour la comédie américaine renaissante, notamment – et à l’autre extrémité pour les expérimentations d’un Gus Van Sant. Baccalauréat, Aquarius, Tony Erdmann, Sieranevada : ce tir groupé admirable d’assurance et de tristesse mêlées nous questionne, en premier lieu, sur comment être un auteur en 2016.

Des auteurs

Il y a les monomaniaques, ceux qui inlassablement, film après film, fouillent une idée. C’est Albert Serra qui s’empare de figures historiques ou mythologiques de l’histoire européenne pour les rendre à la matérialité, aujourd’hui Louis XIV qui agonise tandis que les médecins s’interrogent à son chevet. C’est Bertrand Bonello qui, dans ses films qui valent la peine, Le Pornographe, De la guerre, à présent Nocturama (à l’exclusion donc du pénible Tiresia et des ses films d’époque élégants mais creux), pose la même et unique question : comment réactiver une contestation radicale telle qu’elle s’exprima dans les années 70? Cette question, il la prend très au sérieux. Le cinéaste de De la guerre entrait dans une communauté vaguement new age, cherchait l’extase, rentrait chez lui : comment organiser le va-et-vient entre ces deux sphères, de l’utopie et du quotidien? Les rebelles de Nocturama sont en quête du grand geste de révolte qui bouleverserait la société dans ses fondements. Chaque fois dans une visée moins pragmatiquement politique qu’abstraite (l’Insurrection, le Bonheur), voir métaphysique. Son nouvel opus agace de mille manières, mais la démarche a sa puissance, quand bien même on serait assez éloigné de ces orientations. Kenneth Lonergan, quant à lui, se demande à nouveau comment vivre après avoir provoqué accidentellement la mort – dans Margaret d’une inconnue, dans Manchester by the sea de proches (des plus proches). Ce film nous terrasse.

Deux nouveaux venus cette année dans cette catégorie, dès leurs deuxièmes films. Après Donoma, Djinn Carrénard a connu un énorme retour de bâton avec Faire l’amour. Immérité. D’un enchevêtrement d’histoires, le cinéaste est passé à une intrigue unique, tout aussi brillamment tortueuse. Il a surtout conservé son obsession pour la conflictualité inhérente aux rapports humains. Son monde est un monde de petits chefs, où chacun revendique son minuscule pouvoir pour marquer sa domination, écraser l’autre, assoiffé de reconnaissance ou d’un statut. Cela non moins dans la sphère domestique : les conjoints sont aussi odieux entre eux que le producteur envers son musicien ou le petit patron son employé. Tous n’ont que des « je te respecte », « tu me respectes » à la bouche : cela fait un film extrêmement triste, assez déplaisant même, mais très impressionnant. Dans un tout autre genre, Antonin Peretjatko impose quant à lui, plutôt qu’une obsession, une formule : disons la réactivation du moment pop de la nouvelle vague (milieu années 60) frottée à du comique français plus populaire, voire du slapstick. Bref du burlesque d’auteur qui se paie le luxe d’introduire un petit propos politique (pas sans facilité). Le résultat est indéniablement charmeur, presque trop – l’homme est un séducteur, me dit-on, en tout cas son cinéma veut plaire.

Faire l'amour

Faire l’amour

Le film d’errance se fait survivaliste, décalé, animiste, pornographique…

A l’autre extrémité, les dilettantes. Ozon évidemment, le Soderbergh français. Son nouvel opus est très beau, passant du film de réconciliation franco-allemand à un mélodrame redoutablement intelligent. Le nouveau venu Harari pourrait en être un autre. Si Diamant noir s’est attiré les louanges, quelques fans de la première heure ont noté que ce premier long-métrage n’était pas forcément celui qu’il aurait dû être, que son moyen La Main sur la gueule était peut-être plus personnel. De fait, Diamant noir ne paraît pas relever d’une nécessité impérieuse. Il n’en reste pas moins une réussite éclatante : transposition parfaite, jamais forcée, du cinéma de James Gray, à la fois extrêmement élégante et, là encore, dotée d’un scénario tout en bifurcations, estompages et remaniements, remarquablement intelligent – la caractéristique des dilettantes. On pourrait ajouter à cette catégorie João Pedro Rodrigues : même si des motifs, des influences parcourent son œuvre, chaque film relève d’une démarche bien distincte. A la limite de l’exercice de style (alors que Mourir comme un homme était bouleversant), L’Ornithologue est un bel objet, séduisant, stylé. Le film d’errance se fait survivaliste, décalé, animiste, pornographique… avant un ultime tournant allégorique – à titre personnel moins apprécié. C’est tout ce que le Gus Van Sant aurait dû être.

ornitologo

L’Ornithologue

Rester vertical adopte, lui aussi, la forme d’une dérive. Parfait mélange de monomanie et de dilettantisme, Guiraudie semble regagner ses pénates, après L’Inconnu du lac qui inventait un cadre plus immédiatement frappant. Ce nouvel opus n’est pas moins réussi, dans ses va-et-vient nonchalants (angoissés aussi) toujours étonnants, fantasques et crus. Du côté des auteurs installés, j’aurais voulu parler plus longuement de Verhoeven sur les terres chabroliennes. De la belle épure du cinéma d’Almodovar, de ce film simple et rectiligne qu’est Julieta. Ce qui ne signifie pas sans ressort, au contraire : la manière dont le personnage de la fille disparaît, pour une raison qu’on n’imaginait pas, que rien ne préparait, dont le film reconnaît qu’il ne peut pas vraiment la comprendre, peut-être même plus vraiment l’aimer, c’est quelque-chose qu’on n’apprendra jamais dans un manuel de scénario. J’aurais aimé parler plus longuement aussi des passionnantes modulations de Mistress America. Chez Baumbach on se croit toujours en terrain connu, et c’est toujours un peu plus drôle, ou plus triste, ou plus moqueur, ou insolite… qu’attendu. Des audaces qui, pour rester dans le cinéma américain indépendant, manquent peut-être légèrement à Ira Sachs. Cela dit, son Brooklyn Village toujours d’une grande finesse possède aussi de réels partis-pris – le choix de l’asymétrie, de ne pas rentrer autant dans l’intimité de la famille populaire, l’issue assez brusque.

Julieta

Julieta

Qu’en est-il du quatuor? A quel degré, à quel titre ces quatre-là peuvent-ils être qualifiés d’auteurs? Kleber Mendonça Filho, en deux films, a imposé une touche bien reconnaissable : une énergie, un ton, de petits élans vers le genre. Pour les autres, c’est plus compliqué. Aurait-on identifié du premier coup d’œil Toni Erdmann comme l’œuvre de l’auteure d’Everyone Else? Disons que Maren Ade a introduit dans son cinéma d’observation du réel une figure de bouffon qui le bouscule, le dynamite. Geste fort de cinéaste, sans doute difficilement reproductible, à usage unique. Gageons que son prochain film, dans cinq ans, sera encore très différent. Les deux roumains ne présentent pas non plus une œuvre unie. Ils donneraient parfois même l’impression d’essayer tous les films de festival possibles, comme pour multiplier les chances de palmes. Après le film sec et nerveux sur question de société, l’œuvre d’allure plus solennelle dans un couvent, voici (le moment de la maturité) le tableau dense et riche du pays (Mungiu). Après le récit d’une agonie non dénué d’humour noir, le film mutique sur un individu dont on ne comprendra jamais les motifs, voici le portrait d’une famille qui se déchire, métaphore possible de la Roumanie (Puiu). Il est évidemment permis, devant cette démarche, de rester circonspect – facile d’être dédaigneux. Mais l’on peut aussi mesurer ce que permet cette apparente impersonnalité. En s’emparant de ce quasi-genre (le film à palme) qui n’est généralement pas celui qu’on préfère, ces deux cinéastes en font ressortir le meilleur, le portent à un niveau supérieur, si l’on préfère. En lui ajoutant quoi, une patte? Plutôt une profonde intelligence, une précision dans la description, une maîtrise des problématiques de sciences sociales… associées à une dimension plus intime (sur le couple, le vieillissement, sur tout) par moments bouleversante. Sans doute minoritaire, je considère que cela peut aussi être du très grand cinéma.

Des promesses

C’est là encore du côté d’un cinéma d’auteur exigeant que le regard se porte. Deux belles découvertes se sont imposées en début d’année : L’Ange blessé (j’avais raté le premier film du cinéaste Leçons d’harmonie) et Kaili Blues. Le premier déjà presque trop maîtrisé, le second encore un peu fragile – mais finissant tout de même par émouvoir bizarrement, à l’occasion d’un long plan-séquence dessinant un film sans centre, perclus d’incertitudes. Et puis celui-ci a une manière assez touchante de renvoyer aux chefs-d’œuvre asiatiques des années 90 et 2000 (de Hou Hsiao-Hsien, Weerasethakul…), sachant qu’il ne les égale pas encore. Quelque-chose qu’on pourrait aussi dire du beau premier long-métrage de fiction de Davy Chou Diamond Island.

Le motif de la guerre revient dans le cinéma français contemporain, fruit de l’actualité, et conduit à des films réellement singuliers.

En France, c’est le second film des sœurs Coulin, Voir du pays, qui se détache. On craignait un objet quelque-peu maniériste, trop confiant dans son point de départ, son cadre, effectivement frappants (un hôtel de luxe à Chypre, où des soldats français de retour d’Afghanistan viennent tenter de mettre à plat le traumatisme), confiant aussi dans son duo d’actrices déjà presque trop iconiques, ce qui n’aurait pas été rien, et le film vaut mieux que cela, proposant de nouvelles pistes pour certaines pas du tout inintéressantes (une excursion dans le pays en compagnie d’un dragueur local, prof au chômage d’abord très fat, finalement pas si mal). Il est frappant de constater combien après Les Combattants, Ni le ciel ni la terre…, le motif de la guerre revient dans le cinéma français contemporain, fruit de l’actualité, et conduit à des films réellement singuliers.

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Voir du pays

Dans un registre plus simple (disons celui de la chronique réaliste, tendre et dure à la fois), disons notre affection pour Tempête et Keeper. En ajoutant que le premier, sur les quelques mois difficiles d’un marin pêcheur en haute mer (une garde d’enfants qui se complique, une reconversion difficile), comporte aussi une dimension expérimentale : le cinéaste a tourné avec les véritables protagonistes, recréant avec eux leur histoire ainsi transformée en récit. Rien n’empêche cette démarche d’être reproduite.

A l’autre extrémité, du côté d’un cinéma sur-stylisé, Gaz de France et Apnée ont séduit. Un drôle de film d’anticipation vendu comme délirant, finalement assez triste ; un truc de théâtreux dada, suite de sketchs transformée en road movie grotesque. Non sans une certaine portée politique. Le premier met en scène une France qui s’effondre, physiquement, son sol cède. Le second a pour lui de vrais décharges – d’énergie, de colère. Le propos est certes attendu, à la limite de l’enfonçage de portes ouvertes, mais parvient par moments à s’incarner dans des images, des scènes, d’une puissance poétique réelle. C’est vrai aussi de La Loi de la jungle, dont le discours trouve parfois une force inattendue. Lorsque Peretjatko filme ses stagiaires perpétuels, ou se plaint en interview d’avoir dû attendre si longtemps avant de réaliser son premier long-métrage, prêt depuis dix ans, l’exaspération est palpable. Et authentique (parce que pro domo ?), alors qu’ailleurs, le discours « de gauche » paraît relever un peu de l’automatisme.

Citons ici, puisqu’on n’aura pas l’occasion d’y revenir, les fantaisistes et mélancoliques Marie et les naufragés et Le Voyage au Groenland, de Sébastien Betbeder, le raffiné L’Effet aquatique, de Solveig Anspach, et La Tour 2 contrôle infernale, dont les premières vingt minutes sont de loin ce qu’on a vu de plus hilarant cette année. Les acteurs (Philippe Katerine chez Benoît Forgeard et Eric et Ramzy, Thomas Scimeca en apnée et au Groenland avec un autre Thomas, Blanchard, hier chez Anspach, Vimala Pons et Vincent Macaigne un peu partout) tissent des liens entre ces comédies à la fois très différentes et reliées d’une curieuse manière.

Voir du pays

L’immersion permet alors de décentrer le regard, de donner à voir autre chose que les gros titres des journaux.

Quels films cette année pour un état du monde? Et d’abord, du côté des documentaires : pourquoi, plus que Fuocoammare par exemple (qui n’est pas mauvais, loin de là), les deux à m’avoir séduit sont-ils Homeland : Irak année zéro et Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie ? Parce que le premier, l’italien, donne l’impression d’avoir su dès le départ ce qu’il voulait dire, montrer, quels types de scènes, d’images il recherchait. Le premier film de l’irakien Abbas Fahdel, le nouveau de Wang Bing, tiennent eux à l’idée qu’un documentaire nécessite des mois, voire des années d’accompagnement (des personnes qu’il filme) au préalable. L’immersion permet alors de décentrer le regard, de donner à voir autre chose que les gros titres des journaux. Que nous montre Homeland ? Par exemple, une famille qui passe son temps à faire des provisions et se pose la question d’un repli à la campagne au moment où les combats commenceront. Ou encore – scène étonnante et terrible – des étudiants qui se demandent quel degré de priorité accorder à leurs révisions, parce que d’ici six mois, les examens, on ne sait pas vraiment comment (et si) ça se passera… Que montre Ta’ang de la vie de ces réfugiés? Des journées rythmées par la préparation des repas, la vaisselle, des enfants et des vieux au milieu, des va-et-vient interrompus par les bombes qui obligent à trouver un nouveau campement de fortune. C’est ce que le documentaire peut apporter de mieux aux sciences sociales.

homeland

Homeland : Irak année zéro

Du côté de la fiction, Court, de l’indien Chaitanya Tamhane, est une superbe découverte. Ça aurait pu être un film de festival pas mal, une chronique sociale un peu fade, et ça vaut Show Me a Hero. Le procès d’un chanteur activiste devient l’occasion d’un portrait presque choral du pays (l’avocat progressiste, bobo, la juge plus âgée et conservatrice, beau personnage aussi), ça a l’intelligence et l’énergie d’une série HBO.

Il est difficile de ne pas revenir ici sur Aquarius, notamment ses dernières vingt minutes, traversées par l’actualité brésilienne – révélations et scandales à répétition.

Gestes de cinéma

J’entends par là des démarches créatives et stimulantes, visant à renouveler voire à créer des genres. Quatre doublons, et un film.

Oser le mélodrame. Oser parce qu’il y a dans le genre quelque-chose de foncièrement risqué. Andrew Haigh, pour 45 ans, prend le risque du mélodrame senior, après un beau premier film « indé gay », le risque surtout d’un point de départ franchement mélo (un homme apprend que le corps de son ancienne compagne, peut-être l’amour de sa vie, vient d’être retrouvé 50 ans après sa disparition) qui débouche sur un film bouleversant sur un couple qui, « au soir de sa vie », confronté à ce gouffre originel, s’interroge sur lui-même, ses mensonges, ses non-dits (la première compagne était enceinte, découvre-t-on à un moment, lui n’a pas voulu d’enfants par la suite, ça pourrait être un coup de force scénaristique et c’est magnifique). Téchiné, pour Quand on a 17 ans, prend le risque de filmer des adolescents d’aujourd’hui (et le fait parfaitement, lui qui a l’âge des personnages du film de Haigh), le risque de se frotter à la campagne d’Afghanistan (le cinéma français des années 2010 et la guerre, décidément), le risque enfin d’actualiser le récit d’apprentissage d’un jeune homo. Montée sur Paris, backrooms sordides, menace du sida… Pour les années 80/90, disons, les motifs sont connus. Comment réactiver ce cinéma aujourd’hui, désormais qu’une plus grande tolérance s’est instaurée, qu’une mère (éduquée, sympa, c’est Sandrine Kiberlain) a des chances d’accueillir la nouvelle avec bienveillance… ce qui ne veut pas dire que ce moment de vie, cette découverte sur soi soit simple, certainement pas. C’est la grandeur du film que d’oser une – splendide – proposition à cet endroit.

Quand on a 17 ans

Quand on a 17 ans

Épouser l’adolescence. Créer des films gracieux, fantasques, sur les rêves des jeunes filles. Plutôt très chaste pour l’un, plus dans le désir pour l’autre – mais pas la crudité, du tout. Hana et Alice mènent l’enquête, John From.

Tenter l’essai. Un séduisant dont on comprend vite le principe, un plus hermétique qui révèle son étonnant parti-pris. Le Bois dont les rêves sont faits, ballade dans la forêt de Vincennes à la rencontre de vies, marginales, plus ordinaires, c’est très beau. L’Académie des muses commence par une série de cours sur la poésie (plutôt abscons) avant de se concentrer sur la figure de l’enseignant, ses liaisons avec plusieurs élèves, sans changer de forme – filmer la parole, intellectualisante, désormais rationalisante, du professeur. « Intéressant » est le mot.

Ébaucher un cinéma végétarien. Le film d’abattoir, un marronnier? Cela a été dit, c’est possible, je ne vais pas suffisamment en festival pour cela. Peut-être en produit-on vingt pas terribles chaque année, les deux que j’ai découvert en salle en 2016 étaient en tout cas remarquables. Bella e Perduta commence par brouiller les pistes (la Camorra, Polichinelle qui traverse la campagne… c’est à la fois intrigant et un peu pénible, trop confiant dans sa singularité) avant de révéler son sujet : l’odyssée mi-picaresque mi-triste d’un buffle, surtout triste en fait, qui révèle le tragique de la condition animale. C’est aussi le sujet de Gorge Cœur Ventre, plus rêche (sans la fantaisie, les voyages), film d’abattoir au sens strict qui n’en propose pas moins de belles idées (notamment ce punk à chien signe d’une société qui, pour continuer à consommer carné sans voir comment s’opère cette production, délègue cette tache à ses marginaux).

Inventer le Émilie Dequenne movie. J’ai l’air de plaisanter, mais avec Maman a tort, après Pas son genre, il semble vraiment qu’une œuvre s’élabore spécifiquement autour de cette actrice. Il y a quinze ans égérie de la marge chez les Dardenne, celle-ci porte aujourd’hui les espoirs et les désillusions, l’allant et la tristesse, la force et les compromis des classes moyennes, c’est bouleversant. Et le film prouve qu’un stage de troisième peut facilement devenir le plus beau sujet du monde.

maman-a-tort

Maman a tort

Des États-Unis

Il a été question plus haut de Baumbach et Sachs. Du côté des indépendants, ce sont pourtant les frères Safdie qui ont remporté les suffrages cette année. Mad Love in New York, de fait, est un film d’une impressionnante âpreté. On a rarement vu des marginaux, toxicos comme ici, dans leur sphère, où l’on compte les fixs, l’argent et les heures pour les fixs, presque sans interface désormais avec le monde environnant, celui du plus grand nombre : une aumône, une photo postée sur facebook au cyber (qui reste sans réponse, on voit bien que l’héroïne s’est isolée depuis longtemps de ses précédents cercles), c’est à peu près tout. Terrifiante autarcie, où tout ce qui n’est pas lié de près à la dope paraît s’effacer. Par sa circularité, son côté « jour sans fin », le film renvoie un peu aux derniers des frères Coen, à commencer par Inside Llewyn Davis et la vie en boucle de son musicien.

Les Coen, puisqu’il en question, connaissent en ce moment un pic. Après Inside Llewyn Davis, donc, puis Le Pont des espions (qui est aussi leur film), Ave, César! est un nouveau sommet d’équilibre et d’élégance. Il fallait ces cinéastes pour suivre le chemin de croix comique (angoissé aussi) de ce fixeur pour stars, entre vedettes capricieuses et scénaristes communistes comploteurs, et pour faire voir comment l’industrie peut parfois produire le grandiose. Linklater aussi, ces temps-ci, marche sur l’eau. Après le magnifique Boyhood et le déjà très adulte, très beau Before Midnight, le voici qui revient au film de campus, genre dont il a tout pigé du caractère mythologique (le lieu est clos, l’époque floue), et en ramène une comédie survoltée, inventive (ces balades entre genres musicaux et tribus qui se partagent l’université), tranquille aussi, un portrait de groupe hawksien, ce qu’on a vu de plus hédoniste cette année. Enfin, bien qu’un peu pris de haut par la critique, Le Monde de Dory est encore un magnifique Pixar. Comment s’emparer d’un personnage qui avait tout, a priori, du faire-valoir comique, et en faire le cœur de l’émotion, nous faisant accéder à la métaphysique (l’angoisse devant l’oubli). Ce devrait être une source d’admiration sans limite.

Everybody wants some!!!

Everybody wants some!!!

Eastwood en est au même moment de sa carrière que Bergman réalisant Après la répétition : celui de la synthèse épurée.

Je pensais tenir mon trio quand, in extremis, j’ai découvert Sully. Celui-ci est bien tout ce qu’on en a dit : la manière dont Eastwood souligne l’ironie de la situation (un homme célébré comme héros au moment même où il fait face à de graves accusations, susceptibles de le laisser sur la paille si ça tourne mal), dont il évoque en creux le 11 septembre (l’ombre d’un avion sur New-York, mais une histoire qui se termine bien, cette fois), mérite tous les éloges. Mais c’est la pureté du résultat qui m’a, plus encore, stupéfait : un film catastrophe sans spectaculaire, une pièce de chambre sur un homme qui doute, ramassant en une heure trente toutes les interrogations qui agitaient le cinéma hollywoodien classique, en particulier fordien (jusqu’au Pont des espions et Seul sur Mars l’an dernier), commençant par mettre en doute la possibilité de l’héroïsme, de la décence, avant de les célébrer sans ambiguïté… Eastwood en est au même moment de sa carrière que Bergman réalisant Après la répétition : celui de la synthèse épurée, se payant en prime le luxe d’un léger déplacement – la petite impureté du passage chez Letterman, qui en indiquant un écart, ne fait que souligner le miracle de cette perfection-là.

Pas d’inquiétude à avoir donc? Ce qui m’a manqué, c’est la découverte de bons films ailleurs que chez les auteurs. De grands films d’acteurs, de scénaristes, voire de producteurs. De comédies, d’action. Il est significatif à ce titre que le cinquième volet des aventures de Jason Bourne (meilleure franchise apparue depuis le début des années 2000), le deuxième de celles de Jack Reacher (stimulante réactivation d’un certain cinéma policier des années 80, poisseux, brutal, parano), sans être aussi nuls qu’on l’a dit, aient déçu. Les très sérieux Jeff Nichols et Denis Villeneuve proposent des versions adultes du film de rencontre avec des extraterrestres et n’échappent pas au ridicule, eux pourtant si soucieux de l’éviter, le second notamment noyant sa bonne idée initiale dans des circonvolutions bidons. Bref, il n’y avait que Les Animaux fantastiques et Zootopie cette année (comment créer un monde ? quel allant, quel panache !) pour montrer la voie d’un divertissement intelligent.

De la Roumanie

La Roumanie est ce lieu trop arriéré pour sa population, qui possède, de ce fait, une conscience accrue de sa situation.

Aux œuvres de Mungiu et Puiu il faut ajouter Illégitime, d’Adrian Sitaru, proche de ces derniers à beaucoup d’égards, en plus bizarre, plus ingrat (une chronique de famille distendue, marquée par un deuil récent et un inceste). Premier motif d’admiration : la manière dont, dans chaque cas, le pays surgit de ces films, se matérialise dans ces vies, ces familles. C’est presque trop évident dans Sieranevada, ce quasi huis clos où une famille large vient facilement figurer une société. Mais le film est suffisamment précis, assuré (et ludique dans le même temps) pour éviter la métaphore balourde. Comment, d’un point de départ qui génère les pires « comédies dramatiques » en France (le patriarche est mort, que vont trouver à se reprocher ses descendants ?), Puiu a-t-il tiré un film aussi puissant? Parce qu’il sait qu’il n’a pas besoin de faire le malin, d’être cocasse, que ses personnages et leurs histoires – infidélités, mensonges, faiblesses de toutes sortes – sont une matière suffisamment forte en soi. La Roumanie ne s’incarne pas moins dans Baccalauréat et Illégitime, leurs pères de famille fatigués (médecins, tout le monde est médecin dans ces films), leurs épouses, maîtresses, enfants. Pourquoi ces œuvres nous touchent-elles tant ? Parce que ces personnages nous ressemblent (éduqués, athées, vaguement nihilistes tout en tâchant de fonctionner) alors que leur situation est pire. La Roumanie est ce lieu trop arriéré pour sa population, qui possède, de ce fait, une conscience accrue de sa situation. D’où la tristesse immense qui sourd de ces trois films, et d’Adrian Titieni en particulier, le père d’Illégitime et de Baccalauréat : ici tentant de maintenir à bout de bras son petit monde alors que tout prend l’eau, faillible de mille manières, mais puissant en définitive, là confronté aux mêmes problèmes et prenant la fuite, finalement faible sous ses airs de patriarche autoritaire. On pouvait difficilement mieux incarner ces deux tendances de l’humain devant l’adversité.

sieranevada

Sieranevada

Enfin, Le Trésor commence par nous placer en terrain connu (couple de classe moyenne qui galère, vie de bureau avec ses conflits et obséquiosités, humour décalé) avant de prendre la tangente – une drôle d’expédition à la campagne à la recherche d’un trésor. On ne saurait louer assez cette incongruité, cette légèreté. A un moment, un détecteur de métaux s’affole, les bips bips se rapprochent, hilarants, l’engin s’anthropomorphise, deviendrait presque un nouveau Wall-E. Découvert en 2015, ce codicille insolite est pourtant la parfaite manière de clore l’année.