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Flight : l’envers du héros

Par Erwan Desbois, le 06-01-2017
Cinéma et Séries

Robert Zemeckis et Clint Eastwood évoluent dans des zones si distinctes de l’écosystème hollywoodien qu’il n’y avait aucune raison prévisible que leurs chemins se croisent un jour. Pourtant les voici qui, à quatre ans d’intervalle, se sont emparés du même sujet : l’exploit d’un pilote de ligne gardant le contrôle d’un avion en perdition, et – surtout – les conséquences de ce miracle, pour son auteur et la société. Mais, comme pour attester que les chemins des deux cinéastes avaient bien toutes les bonnes raisons de ne pas se croiser, il est impossible de faire à partir d’un point de départ quasi identique deux films plus dissemblables, opposés même, que le sont Flight et Sully.

Le phénomène de répulsion (comme on le dit pour des aimants) entre les deux longs-métrages est si intense qu’il se propage jusque dans des détails relevant de l’inconscient d’un film : héros noir ou blanc, action située dans le Sud (Atlanta) ou le Nord (New York) des États-Unis. Ces points n’ont pas pour vocation à se prêter à l’analyse, au contraire de tout ce qui est lié à la personnalité du pilote, à l’enquête dont il fait l’objet et au déroulement du crash – à commencer par le bilan de ses victimes. Aucun mort et quelques égratignures sans conséquence du côté de chez Sully, contre six décès et des blessures lourdement handicapantes dans Flight. Le sauvetage accompli par Sully est donc littéralement parfait, au contraire de celui exécuté par le commandant de bord Whip Whitaker ; lequel en portera lui-même les stigmates, se trouvant temporairement borgne et incapable de marcher sans une béquille durant les jours qui suivent l’accident.

Soudain son Amérique devient celle des junkies et des cancéreux en phase terminale

À peine leur avion ramené au sol, Sully et Whitaker sont ainsi doublement éloignés l’un de l’autre : dans leur âme et dans leur chair. Seul le second a de quoi ressentir une culpabilité (de ne pas avoir pu sauver tout le monde), en plus de quoi son état physique le contraint à fréquenter les couloirs d’un hôpital plutôt que ceux d’un hôtel de luxe (le Marriott de Manhattan où Sully est logé dans l’attente de son audition par la commission d’enquête). Les deux pilotes subissent les effets pratiques de la théorie du chaos (mais si, celle exposée par le Dr. Malcolm dans Jurassic Park), où il suffit d’un infime écart dans les conditions initiales pour provoquer en aval une divergence aussi importante qu’irréversible. Les différences dans les circonstances des accidents auxquels les deux pilotes ont été confrontés ont suffi à éjecter Whitaker hors de la bulle dorée de la vie de pilote. Soudain son Amérique devient celle des junkies et des cancéreux en phase terminale (l’extraordinaire scène de la conversation imprévue dans la cage d’escalier de l’hôpital), des maisons de famille décrépites et des réunions des alcooliques anonymes.

En vérité, Sully et Whitaker étaient déjà divergents en amont de leurs exploits respectifs. La scène d’ouverture de Flight nous présente un capitaine Whitaker dopé à l’alcool et à la cocaïne, et divorcé sans autre lien avec son ex-femme et son fils que les versements de pension alimentaire. Autant dire un individu bien trop complexe et contradictoire pour qu’il soit envisageable de le faire rentrer dans le cadre du « classic hero worship shit » sur lequel repose le récit national américain – symboliquement, Whitaker s’échappe d’ailleurs de ce cadre dès sa sortie de l’hôpital, passant par une porte dérobée plutôt que par l’entrée principale où l’attendent les médias. La suite du scénario de Flight n’aura de cesse de démonter la mécanique artificielle de fabrique des héros, tandis que Sully l’épouse avec un zèle extrême. Le film d’Eastwood va jusqu’à déprécier des humains (les enquêteurs, grimés en méchants pour avoir osé ne pas croire sans réserve à l’acte miraculeux de Sully) afin d’amplifier la légende de son héros ; celui de Zemeckis fait l’exact contraire, tournant le dos aux mythes héroïques afin de se rapprocher des humains et de ce qu’ils endurent.

Écarter les apparences (le titre d’un de ses longs-métrages) pour sonder l’humanité d’un être : c’est peut-être le thème récurrent essentiel de l’œuvre de Zemeckis, nourrissant Forrest Gump, Contact, Seul au monde et encore dernièrement Alliés. Dans le cas de Flight, cette exploration intime à la morale musicale (le parcours de Whitaker le mène des Rolling Stones, avec Sympathy for the devil, aux Beatles, dont With a little help from my friends l’accompagne dans l’ascenseur juste avant sa confession) rend le récit déceptif au possible. Il commence avec le plus grand exploit qu’un homme peut accomplir sans superpouvoirs et s’achève en mettant cet homme en prison, sans éclat ni scandale. Mais c’est au prix de cette déception finale, dont on trouve des variantes dans tous les autres films cités plus haut (l’échec de Contact, la fiancée remariée de Seul au monde, celle retrouvée trop tard dans Forrest Gump, le sacrifice d’Alliés), que se préserve et se renforce le lien avec l’humain, sa fragilité et ses échecs ; autant de choses que la fascination pour les héros parfaits fait l’erreur de chasser trop prestement du champ de vision.