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Au commencement était le titre. Ce n’est pas la première fois que J.M. Coetzee convoque Jésus dans l’un d’eux, puisque The Schooldays of Jesus est la suite de The Childhood of Jesus paru trois ans plus tôt en 2013. Mais, de même que le lien avec Jésus est très métaphorique dans le premier film de Bruno Dumont La Vie de Jésus, le lecteur n’a de cesse de se demander ici comment interpréter la particularité voulant que la seule mention de Jésus, et même de toute forme de fait religieux, se fasse dans le titre des deux romans. Titrer, nommer. C’est sans doute le premier moment philosophique que la plume acérée de l’écrivain sud-africain – désormais résident australien – met sous nos yeux. On ne connaît pas le nom de famille des personnages principaux du livre et ils ont tous des prénoms d’emprunt. Le jeune Davíd, tout d’abord, puis Simón qui l’a recueilli dans la foule d’un bateau de réfugiés où il venait d’échapper à la vigilance des siens et enfin Inés, la mère adoptive du jeune garçon trouvée par Simón, tous ont acquis un nouveau prénom en mettant le pied sur la terre ferme d’un pays hispanophone indéterminé.

À ces mystérieux mais, en apparence, anodins prénoms s’ajoutent bientôt ceux de deux autres personnages – tous ne sont pas dépourvus de patronyme, mais eux si –, personnages qui font écho sans aucune ambiguïté aux Frères Karamazov de Dostoïevski : Dimitri et Aliocha. Le goût de Coetzee pour le grand littérateur russe est plus que marqué et il en a fait en 1994 le personnage (sous son vrai nom) d’une fiction magistrale, The Master of Petersburg, dans laquelle le fils de Dostoïevski est confronté à une situation très proche de celle à l’origine de son roman Les Démons – l’assassinat à Saint-Pétersbourg de l’étudiant Ivan Ivanovitch Ivanov par le nihiliste et révolutionnaire Serge Netchaïev, un temps proche de Bakounine. Si le lien entre les deux auteurs est ici profond et fertile, en particulier dans ce que l’on peut qualifier de grande intimité avec le thème de la faute, il n’est cependant pas appuyé outre mesure et surtout pas central. Il fait plutôt partie d’une sorte de périphérie du livre, de halo que le prix Nobel 2003 (et premier double prix Booker de l’histoire) maintient volontairement dans une certaine évanescence. De même, la question des prénoms est liée à celle de l’origine aveugle de tous les personnages. Tous ont un passé oublié, dont comme eux on ne sait rien, certains fuient même le recensement qui vient ; est-ce là un motif inversé du fameux contexte de la Nativité du Christ ?

Mais Davíd, lui, ne fuit rien, ne renie rien et il évolue même – c’est très net par rapport au premier volume décrivant sa jeunesse plus sauvage – dans une forme d’assurance qui surprend et fascine son entourage, d’autant plus que cela se confirme dans les conditions tragiques que développe la trame du livre. Les deux volumes de ce qui s’annonce sans doute comme la phase “Jesus” de l’œuvre de Coetzee traitent du thème de l’éducation et, de manière plus large, de celui de formation – au sens où l’on parle de roman de formation. Et ils ne sont pas sans évoquer la partie autobiographique de Coetzee, dont les deux premiers titres sur trois parus sont Boyhood et Youth (c’est dans ce dernier que l’écrivain confesse son amour transi pour l’image de Monica Vitti, qu’il dévorait sur les écrans du Londres des années 1960 où il se morfondait comme analyste-programmeur junior chez IBM). Ce que Davíd trouve à l’Académie de danse dans laquelle il atterrit, faute de pouvoir s’adapter aux diktats de l’école, c’est un havre de reconnaissance et d’épanouissement centré autour de la figure d’Ana Magdalena, tout à la fois mère diaphane, danseuse spirituelle et amante inaccessible.

[Simón] reste souvent interdit face à ses propres difficultés et, de proche en proche, questionne non plus seulement sa situation de père mais l’ensemble de ses relations avec ses semblables.

Tant de lyrisme dénote avec l’âpreté ayant entouré jusque là le jeune garçon, baladé depuis que nous le connaissons entre l’arrogance des uns, l’indifférence des autres et la froideur du non-couple formé par Inés et Simón . La situation que met en exergue l’enseignement prodigué par l’Académie – dont Davíd devient vite le plus doué des danseurs –, remet fortement en question les parents de Davíd et en premier lieu Simón, le terrien équanime. Il reste souvent interdit face à ses propres difficultés et, de proche en proche, questionne non plus seulement sa situation de père mais l’ensemble de ses relations avec ses semblables. Il vacille surtout vis-à-vis de la figure du trouble Dimitri qui, bien qu’affublé du prénom de l’aîné des Karamazov, évoque davantage physiquement et surtout par les turpitudes de son âme Fiodor Pavlovitch Karamazov, père honni et apocalyptique de la célèbre fratrie telle qu’il apparaît chez le starets Zosime au début de l’ultime ouvrage de Dostoïevski. C’est que ce personnage torve et scrofuleux devient bien vite la pierre de touche de ces Schooldays of Jesus, évoquant ainsi d’autres pierres de touche marquantes dans l’oeuvre de Coetzee : le vagabond dans Age of Iron, le chien galeux dans Disgrace ou encore, plus récemment, l’aide-ménagère croate dans Slow Man.

Connu pour sa légendaire discrétion et même pour le secret dont il entoure sa vie personnelle (jusqu’à la disparition de son (ou ses) prénom(s)), J.M. Coetzee a accordé jadis cette confidence que l’on retrouve dans le volume Doubling the Point: Essays and Interviews paru en 1992 : « Je construis des représentations – elles-mêmes étant des ombres – d’individus qui brisent leurs chaînes et tournent leurs visages vers la lumière. ». On pense à Platon et à son allégorie de la caverne, ce qui ne surprendra personne chez un écrivain dont la portée philosophique est indéniable, tout en restant toujours suffisamment allégorique pour qu’un mystère plane. Ainsi Davíd, qui a appris à lire tout seul, ne sait lire que l’unique livre qu’il ait jamais eu entre les mains : Don Quichotte. Et lui qui ne cesse de vouloir être reconnu, lui qui veut se trouver à travers les yeux des autres, il finit par faire de la vie des adultes autant de chimères contre lesquelles il ne cesse de lutter, les renvoyant à la vacuité de leurs existences et s’abandonnant au caractère infini et même cosmique de son propre salut. « Les intuitions sont des étoiles filantes ».