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Chez nous : un poison lent

Sortie le 22 février 2017. Durée : 1h58.

Par Erwan Desbois, le 03-03-2017
Cinéma et Séries

L’élection présidentielle française qui se tient dans moins de deux mois est la première où une victoire du Front National est du domaine du possible. Si cela venait effectivement à se produire il s’agira, comme pour la victoire de Donald Trump en novembre dernier, d’un tremblement de terre mais nullement d’un événement nous prenant par surprise. Car la progression du FN depuis plusieurs années est nette et a lieu en plein jour, élection après élection. C’est une de ces campagnes électorales, celle pour la mairie de Hénin-Beaumont, que Lucas Belvaux a choisi de recréer sous la forme d’une fiction – le nom de la ville change légèrement (Hénard), de même que celui du parti et de sa dirigeante. Par ce pas de côté Belvaux explicite la position qu’il adopte : son film n’est pas une enquête documentaire, factuelle et ciblée, mais une réflexion personnelle, un état des lieux de ce qui se passe de nos jours Chez nous.

Belvaux rappelle que derrière chaque jolie femme blonde (interchangeable) en tête d’affiche de ce parti se cache une demi-douzaine de molosses prêts à tabasser quiconque dont la tête ne leur revient pas

Pour gagner l’élection à Hénard, Agnès Dorgelle et son « Rassemblement National Populaire » (RNP) jettent leur dévolu sur une jeune femme bien sous tous rapports – Pauline (Émilie Dequenne), infirmière à domicile appréciée de tous, native de la ville, et « ni de gauche ni de droite » parce que désillusionnée de l’image renvoyée par l’action et la représentation de la politique. Le RNP, comme son modèle le FN, doit son ascension récente à sa décision de dissocier précisément ses actions réelles de la représentation qu’il donne de lui-même, de détacher la forme du fond. À son corps défendant, Pauline devient un agent n’existant que sur le plan de la forme. Elle est convaincue de s’engager sur la foi de ces arguments du FN/RNP qui ne relèvent que de l’affichage fallacieux ; et son seul devenir au sein du parti est littéralement de servir d’affiche, d’être aplatie en deux dimensions sur les écrans de télévision (où elle ne dit pas un mot pendant les conférences de presse de Dorgelle) et les photos de campagne photoshoppées à l’identique de ville en ville pour y accoler les portraits de la candidate officielle – ici, Pauline – et de la candidate réelle – Dorgelle, partout.

La séquence-clé du récit (le service d’ordre clandestin qui suit Pauline provoque une émeute dans une cité populaire) valide remarquablement le choix fait par Belvaux de la fiction – qui lui permet de démonter la mascarade du FN/RNP en faisant se télescoper l’affichage et la vérité, la forme et le fond. Il rappelle que derrière chaque jolie femme blonde (interchangeable) en tête d’affiche de ce parti se cache une demi-douzaine de molosses prêts à tabasser quiconque dont la tête ne leur revient pas. C’est exactement ce que les communicants et stratèges du parti, figurés dans Chez nous par André Dussollier (excellent choix de casting que d’en faire un homme de l’ombre suave et cultivé, gérant en coulisses la progression de l’extrême-droite), souhaitent camoufler par leur travail de mise en scène. Observer ce travail revient, ainsi que l’a bien compris Belvaux, à réaliser un making-of : pointer sa caméra non plus sur le spectacle présenté, mais sur sa fabrication et sa réception par le public.

Le parti extrémiste est un poison lent et mortel de film d’horreur, mais agissant dans un cadre bien réel

Des deux étapes, c’est la réception qui est la plus génératrice d’inquiétudes. Le regard que Belvaux porte sur ceux qui regardent le FN, et l’écoutent, et le suivent, est profondément fataliste. Il traite le parti extrémiste comme un poison lent et mortel de film d’horreur, mais agissant dans un cadre bien réel. La progression de ce venin s’opère en rongeant les liens au sein des familles et des couples, poussant parents et enfants, maris et femmes à se brouiller de manière violente et haineuse. Mais plus encore que ses ravages au présent, c’est l’effet du poison sur la génération à venir que craint le cinéaste. Les scènes les plus angoissantes de Chez nous montrent le discours fait d’hostilité et de brutalité du FN imprégner insidieusement, via la télévision (le raccord avec le cinéma d’horreur, où cet objet a souvent tenu ce rôle pernicieux, est là encore patent), l’esprit d’enfants dont l’attention est focalisée ailleurs. Comme lorsque la fille de Pauline regarde fièrement sa maman passer à la télévision, et que les mots fascisants de Dorgelle profitent de cette diversion idéale pour se glisser dans son esprit par le biais du son du poste. Des têtes blondes et une jeunesse formatée au pire : ce n’est plus Chez nous, c’est Le village des damnés.