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Citoyen d’honneur : des hommes ridicules

Sortie le 8 mars 2017. Durée : 1h57.

Par Thomas Messias, le 08-03-2017
Cinéma et Séries

Personne n’est incontestable. C’est en somme le message qui ressort de l’oeuvre de Mariano Cohn et Gastón Duprat, duo de réalisateurs argentins indissociables d’un troisième larron, Andrés Duprat, frère du précédent et scénariste de leurs films. Comme dans L’Homme d’à côté et L’Artiste, leurs deux films sortis sur les écrans français, Cohn, Duprat et Duprat questionnent dans Citoyen d’honneur la place de l’artiste (ou du pseudo-artiste) en s’interrogeant aussi bien sur sa légitimité que sur son aptitude à s’insérer dans une société à laquelle il n’est pas adapté. Dans L’Homme d’à côté, un architecte réputé se révélait être un humain assez médiocre au contact d’un voisin venu de l’Argentine d’en bas. Dans L’Artiste, un soignant profitait du mutisme du vieil homme dont il s’occupait pour lui piquer ses dessins et peintures et devenir ainsi un élément phare du monde de l’art argentin. Des hommes sûrs d’eux, regardant bien droit devant eux pour tracer leur route sans jamais se préoccuper de ceux et celles qu’ils laissent sur le bas-côté. Des hommes ridicules, croqués avec emphase par un trio maniant le vitriol avec un véritable brio.

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Son carburant, c’est le mépris

S’il déçoit par son aspect visuel (l’emploi de la DV donne lieu à une image assez ingrate, et sans doute pas tout à fait adaptée au sujet), Citoyen d’honneur ne manque pas de creuser avec délectation ces sujets abandonnés depuis quelques années (entre temps, les trois hommes commirent le Un jour sans fin argentin, hélas inédit en France, puis une poignée de documentaires). Prix Nobel de littérature, l’écrivain Daniel Mantovani est aussi antipathique que les héros de L’Homme d’à côté et de L’Artiste. Son carburant, c’est le mépris. Mépris de l’Académie Nobel (face à laquelle il livre un discours glaçant mais finalement applaudi), mépris de son lectorat, mépris de celles et ceux qui l’admirent. L’homme vit reclus dans sa somptueuse demeure espagnole, refusant de se rendre aux dédicaces, aux rencontres, aux universités littéraires dont il pourrait être l’invité d’honneur. Et puis, sans doute par jeu, il finit par accepter de se rendre seul à Salas, petit village argentin dont il est originaire et où il n’a pas mis les pieds depuis des dizaines d’années. Salas fut pourtant le terreau de chacun de ses livres. Et c’est sur la réunion entre la triste réalité de la situation locale et l’oeuvre acclamée de Mantovani que Citoyen d’honneur va longuement s’attarder.

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Le questionnement est simple : peut-on utiliser les gens à des fins littéraires sans se soucier de leur ressenti ou de leur histoire ? Accueilli en grande pompe dans un village assez miteux, Daniel Mantovani ne tarde pas à révéler sa vraie nature, poussé par certains autochtones plus ou moins accueillants : il n’est pas écrivain mais boucher. Il insère de la chair humaine dans une broyeuse d’où les livres ressortent comme autant de steaks hachés. Il y a quelque chose de très gênant, et donc d’infiniment délectable, à observer les habitants de Salas (des gens simples, normaux, qui font ce qu’ils peuvent) congratuler un héros local qui n’a rien fait d’autre que de les utiliser pour bâtir son oeuvre avec un mépris certain. De célébration en célébration (défilé en char, participation au jury d’un concours de peinture, masterclass dans la salle des fêtes), Mantovani révèle son propre malaise. Il n’a rien à dire à ses gens. Il ne peut que se gargariser de sa propre oeuvre sans parvenir à nouer le moindre contact avec celles et ceux qui l’ont inspirée. C’est toute la question de Citoyen d’honneur : un artiste peut-il oublier toute forme de compassion et d’humanité si cela lui permet de nourrir une oeuvre immense ?

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Et si, en arrosant tous les protagonistes de leur mépris sans leur permettre de trouver le salut, les auteurs n’étaient pas plus estimables que leur héros ?

La perversité du dispositif, c’est que la médiocrité du personnage de Mantovani est mise en lumière par les personnages les plus consternants du coin, une bande de nantis locaux qui se pensent tout puissants et n’aiment rien tant qu’utiliser leurs fusils pour montrer leur supériorité. Toujours rigolard même si de plus en plus inquiet, le film se mue alors en un combat entre hommes ridicules, puisque s’ajoute à l’équation un ancien ami d’enfance, porté sur la picole et les bars à hôtesses, qui file clairement un mauvais coton et ne tardera pas à nourrir quelques griefs contre le héros. La force de Citoyen d’honneur, c’est sa façon de faire évoluer la comédie grinçante (un peu longue) vers une sorte de néo Chiens de paille où l’inoffensif intellectuel à lunettes finit par devoir s’inquiéter pour sa survie. Salas devient alors une cocotte-minute prête à exploser à tout moment. Le scénario ira jusqu’au bout, sans jamais délaisser la malice : extrêmement futé, l’épilogue offre un nouveau point de vue sur l’ensemble, rendant le film plus complexe a posteriori. Il parvient même à faire oublier la question qui montait pendant les deux heures de Citoyen d’honneur : et si, en arrosant tous les protagonistes de leur mépris sans leur permettre de trouver le salut, les auteurs n’étaient pas plus estimables que leur héros ? Le débat n’est pas tout à fait fermé, mais Cohn, Duprat et Duprat ont suffisamment de talent pour parvenir à le désamorcer avant qu’il ne leur éclate au visage.