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« Et si la liberté consistait à posséder le temps ?
Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d’espace et de silence – toutes choses dont manqueront les générations futures ?
Tant qu’il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu. »

– Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011.

En 2010, l’écrivain et explorateur français Sylvain Tesson a passé six mois dans une cabane en bois sur les bords du lac Baïkal. Seul avec deux chiens, ses livres, des litres de vodka, il s’est abstrait au monde et à lui-même. Son horizon ? L’immensité du monde. Un choc auquel rien ne l’avait préparé : ni ses aventures antérieures, ni les lignes des écrivains voyageurs qui habitent les rayonnages de sa bibliothèque. Dans le récit qu’il a tiré de cet ermitage, Tesson écrit la rencontre avec la nature, la solitude que l’on gagne et qui vous gagne. Il invite, non pas au voyage, mais à la découverte de soi.

Teddy, le héros du film librement inspiré du livre de Tesson, a quitté son emploi de chef de projet dans le digital pour faire le même chemin. Il laisse la France derrière lui et part vivre un an aux confins de la toundra sibérienne. Incarné avec justesse et sobriété par Raphaël Personnaz, il livre en voix off les raisons de son départ : le temps qui passe et dévore tout, le bruit permanent, la vacuité d’une existence qu’il ne comprend plus. Il part pour chercher le froid, le silence, la solitude. Il arrive avec de quoi survivre : de la nourriture, des livres. Ses journées s’organisent de manière très concrète : couper du bois, faire fondre de la glace, pécher. Ainsi va la vie lorsque le seul miroir qui se dresse face au citadin devenu ermite est celui de sa propre faiblesse face à la dureté de la nature. Si Sylvain Tesson n’était parti que six mois, l’histoire du film se déroule sur une année. La narration suit donc, et c’est une belle idée, le rythme des saisons. Le lac gelé redevient une vaste étendue d’eau. Les arbres se couvrent de feuilles et Teddy quitte finalement sa cabane. A-t-il trouvé ce qu’il était venu chercher ? Difficile à dire.

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Filmer la solitude est un exercice périlleux auquel le réalisateur Safy Nebbou ne se risque pas

Lorsqu’il débarque, les Sibériens qu’il rencontre lui demandent ce qu’il est venu faire là alors qu’eux ne désirent qu’une chose : partir. C’est la rencontre impossible de deux incompréhensions. Le cliché du touriste et celui de l’autochtone.  Mais comment représenter ce qui relève d’une expérience quasi mystique ? Le fossé est immense entre la promesse du film et le résultat. Filmer la solitude est un exercice périlleux auquel le réalisateur Safy Nebbou ne se risque pas. Il va puiser un compagnon pour son héros dans « S’abandonner à vivre », recueil de nouvelles de Sylvain Tesson publié en 2014. Un personnage de tueur exilé qui aurait mérité un film à lui seul. Aleksei (Evgueni Sidikhine) devient le guide, l’ami et le sauveur. Surtout, il incarne tout ce qui échappe au film et au personnage de Raphaël Personnaz. Le mot anglais wild n’a pas d’équivalent satisfaisant en français. Il porte en lui l’idée du monde sauvage, d’une nature régit par des règles qui nous échappe et à laquelle on accède comme un invité forcément de passage. Aleksei a fait une expérience dont Teddy ne se rapprochera jamais. Il incarne le mystère que le jeune homme était venu chercher.

Mais peut-on reprocher à un film d’être une adaptation ratée ? Après tout, s’il en porte le titre, le film s’éloigne très vite de sa source d’inspiration. Est-ce l’aveu d’une incapacité ou l’échec d’un choix mal assumé ? Si l’on considère le film en se détachant du livre qui l’a inspiré, le constat est pourtant similaire. Voir Raphaël Personnaz crier sa joie d’être enfin libre face au lac gelé est sympathique. Assister à la même scène plusieurs fois devient presque gênant. Quant à ses tirades new age sur les bienfaits de la nature, elles sont souvent grotesques.

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Safy Nebbou semble pourtant avoir peur du silence

Il y a néanmoins beaucoup de beauté dans ces forêts de Sibérie. Les images du directeur de la photographie Gilles Porte sont époustouflantes. La nature est sublime, jusque dans ses silences. L’un des paradoxes du film est là : Safy Nebbou semble pourtant avoir peur du silence. Où donc est la fin du vacarme de la ville que son héros était pourtant venu chercher ? Le bruit de l’eau sous la glace, celui, assourdissant, du vent qui souffle ? Tout cela aurait suffi au spectateur pour sentir, même de très loin, l’intensité de l’expérience. La très belle musique originale d’Ibrahim Maalouf s’élève alors à contre-courant. Le réalisateur nous tient la main et balise le trajet : ici la solitude, là le silence. Il ne fait finalement pas plus confiance aux spectateurs qu’à son héros.

Cette cabane dans les bois est la métaphore d’un Eden qui ne serait pas le paradis mais un refuge. Un lieu où l’on vient puiser la force et le courage d’être heureux. Teddy le quitte dans les larmes mais, c’est lui qui le dit, en paix. On ne saurait alors trop conseiller à celui que cette expérience intrigue de lire, ou de relire, le livre de Sylvain Tesson. Ses mots éclairent la longue nuit sibérienne. Ils disent ce que ce film ne montre pas : « J’ai appris à m’asseoir devant une fenêtre. Je me suis fondu à mon royaume, j’ai senti l’odeur du lichen, mangé l’ail sauvage et croisé des ours. Ma barbe a poussé, le temps l’a dévidée. J’ai quitté le caveau des villes et vécu six mois dans l’église des taïgas. Six mois comme une vie. »