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Grave : nous sommes ce que nous sommes

Sortie : 15 mars 2017. Durée : 1h38.

Par Thomas Messias, le 24-03-2017
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Écoutons les femmes' composée de 26 articles. Voir le sommaire de la série.

Qui a vu Junior, le court-métrage qui a révélé Julia Ducournau et son actrice Garance Marillier, ne pourra s’empêcher de voir Grave comme sa suite directe. Une série d’indices semés en début de film vient accréditer cette thèse. Interprétées par la même comédienne, les deux héroïnes s’appellent Justine (alias Junior dans le court). Quelques minutes après le début de Grave, lors de la première soirée de bizutage des élèves de l’école vétérinaire qu’elle vient d’intégrer, Justine ne réalise même pas qu’elle se tient devant un mur sur lequel sont tagués ces quelques mots : “Junior is dead”. Ce qui serait presque un spoiler : comme chez M. Night Shyamalan, Justine finira en quelque sorte par découvrir qu’elle est morte et que d’autres qu’elle étaient au courant depuis le début.

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Il est aussi question de mue, de peau qui gratte et se détache, symbole dans Junior du passage d’un corps d’enfant à un corps de femme, déclencheur dans Grave d’une série d’événements perturbants qui viendront faire comprendre à l’héroïne qu’elle n’est définitivement pas comme les autres. Grave, c’est un récit d’initiation : celui d’une jeune femme qui découvre qui elle est de façon extrêmement violente, comme on apprend l’existence d’une maladie incurable. La jeune femme timide et végétarienne des premières séquences deviendra plus extravertie en prenant conscience de son implacable attraction pour la viande humaine. Y a-t-il un lien ? Probablement. Mais la façon dont Julia Ducournau tend à tout mélanger rend assez insaisissables le message et le ton de ce film-shaker.

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On sent Grave mû par le désir de choquer tant il compile scène après scène des éléments qui font faire “oooh” ou “aaah”. Le public ne peut que réagir bruyamment à ce qui se produit à l’écran, par dégoût ou par stupéfaction. Voir Justine gober une escalope de poulet crue, téter goulûment un doigt fraîchement coupé ou croquer son propre bras pendant son premier rapport sexuel ne peut pas réellement indifférer. Mais l’outrance a horreur du vide. Et c’est entre ces pics d’horreur ou d’adrénaline que le film révèle sa vraie nature : celle d’un film sans réel fond, qui n’a pas grand chose à dire ou qui le dit de façon si confuse que le propos en devient incompréhensible. Grave n’est pas un film féministe. Mais il n’est pas le contraire. Grave n’est pas un film pro-végétarisme. Mais il n’est pas le contraire non plus. Il arrive que les personnages en viennent à débattre autour de sujets polémiques (le traitement des personnes en surpoids par le personnel médical, l’équivalence ou non entre le viol d’un singe et celui d’une femme), mais on n’y comprend jamais rien. L’impression d’assister à un dîner dont les convives aborderaient en surface des sujets de société à la mode avant de passer avec précipitation au sujet suivant par peur qu’on prenne conscience de leur absence de point de vue.

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Grave aurait été un beau film grave

Le cinéma est-il toujours politique, ou doit-il toujours s’inscrire dans une dynamique politique ? Même en répondant à cette question par la négative, il est difficile d’imaginer qu’un film parlant de bizutage, de végétarisme, de conscience animale, de perte de virginité ou encore d’homosexualité puisse à ce point esquiver les vrais débats, slalomant pour ne glaner que des images marquantes au détriment de tout fond réel. Grave sombre trop souvent dans une gratuité pas toujours bien maîtrisée. Dans le meilleur des cas, ses séquences sont visuellement bluffantes : Julia Ducournau a le sens du plan, du détail qui met mal à l’aise, de l’ambiance qui remue les tripes. Mais l’absence de fond ne fait qu’amplifier l’échec des scènes moins réussies : le grotesque devient ridicule, d’autant que le film est ponctué de tentatives d’humour rarement bienvenues. Grave aurait été un beau film grave : en se prenant de temps à autres pour Sam Raimi qui dirigerait Bruce Campbell, Ducournau fait pire que mieux. Il n’y a pas plus révélateur que le dernier plan, qui fait glousser la salle mais ne fait qu’accentuer son refus d’assumer le fait d’être autre chose qu’un film de genre bien foutu mais finalement anecdotique.

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Reste qu’avec une actrice aussi brillante que Garance Marillier, Grave ne peut pas avoir tout perdu. Déjà convaincante dans Junior, la jeune femme rend crédible les mutations de son personnage. De sa sexualité à son mode de vie, Justine enchaîne (voire empile) les découvertes avec un sentiment de désorientation et d’effroi que le regard longtemps innocent de la jeune actrice illustre de façon idéale. La finesse est là, dans ses yeux comme dans la façon dont elle dispose de son corps. On ne peut pas retirer à Julia Ducournau son talent de directrice d’actrices et d’acteurs : outre Garance Marillier, il y a aussi Ella Rumpf, impressionnante grande soeur féline dont la sauvagerie irradie le film dès sa première apparition à l’écran. Les échanges entre Justine et sa soeur Alexia font d’ailleurs partie des instants les plus passionnants du film : c’est dans sa façon d’aborder le vampirisme, la transmission et les liens du sang semble mettre le plus de cœur et d’intellect. Au bord d’une route ou sous une douche, c’est dans leurs moments ensemble que les deux sœurs en apprendront le plus, tant sur elles-mêmes que sur l’autre. Ces passages beaux et durs rappellent Trouble Every Day, le monument de Claire Denis. Dommage que ce fascinant film dans le film soit sans cesse entaché par l’envie de Ducournau de se raccrocher à la futilité et au second degré.

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