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The Leftovers, dernier épisode : le droit d’y croire

Diffusion en France sur OCS City

Par Erwan Desbois, le 22-06-2017
Cinéma et Séries
Cet article dévoile la fin de la série. Il est préférable d'avoir fini The Leftovers avant de le lire

La dernière saison de la série The Leftovers se focalise sur la quête de Nora Durst d’un moyen de rejoindre ses enfants et son mari, comptant parmi les 2% de la population mondiale ayant disparu soudainement sept ans auparavant, lors du « Ravissement ». Au début de cette troisième saison, elle est contactée par un homme qui lui promet, sous conditions, de la mettre en contact avec une équipe de scientifiques ayant construit une machine capable d’envoyer ceux qui sont restés là où les disparus se trouveraient. Nora se lance alors à la poursuite de cette machine magique et des opérateurs qui se cachent derrière. Ce n’est que lors du dernier épisode, après moult péripéties, que l’on suivra à ses côtés le protocole qui précède l’hypothétique voyage vers un ailleurs inconnu : Nora s’installe dans la machine, puis celle-ci se remplit du fluide censé la transporter là où se trouvent ses proches. Juste avant d’être entièrement immergée, Nora crie le début d’un mot qui pourrait être « Stop ! ».

Une coupe interrompt alors soudainement la scène, avant que la machine ne se mette en marche, avant même que Nora ait pu crier ce qu’elle voulait – elle nous est brutalement enlevée comme le « Ravissement » lui avait soustrait sa famille.

L’ellipse qui accompagne cette coupe emmène le spectateur plusieurs années plus tard, lorsque Kevin Garvey, l’homme avec qui Nora avait refait sa vie , finit par la retrouver : depuis sa sortie de la machine, Nora vivait recluse dans le bush australien sous une fausse identité. Il reste alors une heure de récit, et la réponse à la question que s’est-il passé dans la machine (est-ce qu’elle fonctionne, est-ce une arnaque, est-ce que Nora n’en sait rien car elle a pris peur) sera différée jusqu’aux tous derniers instants de l’épisode. Plus déroutant encore, cette heure se passe en compagnie d’individus jamais croisés jusqu’alors dans The Leftovers, engendrant des histoires qui n’ont aucun lien concret avec les événements majeurs couverts par la série. La connexion entre ce qu’ont écrit Tom Perrotta et Damon Lindelof dans cet épisode, et les personnages principaux qu’ils ont créés, s’opère sur un plan symbolique.

Deux droits s’équilibrent : le droit de mentir pour celui qui raconte une histoire, et le droit d’y croire ou non pour celui qui reçoit l’histoire

Ce long épilogue est une compilation d’exemples de ce que l’on pourrait appeler, de manière abrégée, des mensonges présentés en cascade : des mariés font croire à leurs invités qu’une chèvre, chargée de colliers de perles symbolisant leurs péchés, va être emmenée dans le bush, alors qu’elle sera abandonnée au bord de la route à quelques kilomètres de là ; une nonne vend aux mêmes mariés des pigeons voyageurs censés transporter des messages d’amour à travers le globe, alors que les dits pigeons ne volent pas plus loin que quelques dizaines de kilomètres ; la même nonne ment de façon éhontée à Nora, lorsque celle-ci voit un homme sortir de sa chambre par la fenêtre au milieu de la nuit. Nora lui avait elle-même menti au préalable, sur son identité et sur le fait qu’elle connaissait Kevin. Kevin, que l’on voit mentir lui aussi à deux reprises à Nora – pour la faire venir au mariage, et dans la première version de son explication à sa présence au fin fond de l’Australie, précisément là où elle se cache.

En leur accordant plus d’attention, on peut donner à ces mensonges une autre définition : il s’agit d’histoires bonifiant la réalité afin de la rendre plus douce, plus supportable. « It’s a better story », comme le résume la nonne à Nora au sujet des pigeons voyageurs. Ce dernier épisode de The Leftovers nous rappelle que nos vies sont constituées de la réalité des faits, et pour une part encore plus grande des histoires qui viennent nous rapporter ces faits – en les modifiant éventuellement, sans qu’il soit possible de savoir dans quelle proportion. L’ultime histoire est celle racontée par Nora à Kevin, à propos de son expérience dans la machine. L’écriture de ce récit final, à l’image du scénario de l’épisode tout entier, a été pesée au trébuchet, pour maintenir un équilibre parfait entre les différentes hypothèses : Nora dit la vérité à Kevin, ou bien elle lui raconte à la place de la vérité une « better story », pour leur bien à tous les deux. Tout au long de son monologue, la caméra reste braquée sur son visage – aucune image ne vient donc confirmer ou infirmer ses dires. Ce n’est pas The Leftovers qui nous donne sa vérité, mais un personnage ; à l’égard duquel la série reste neutre, prenant soin à cet instant comme dans l’heure qui a précédé de ne pencher d’aucun côté. Chacun d’entre nous est en droit d’y croire ou non, de considérer cette histoire comme suffisamment convaincante ou de se focaliser sur ses trous.

Aimer, c’est croire ensemble à la même histoire

Tout est ouvert, car le droit qu’a celui qui raconte une histoire de mentir est équilibré par le droit qu’a celui qui reçoit l’histoire d’y croire ou non. Lindelof a payé le prix fort pour l’apprendre, avec le traumatisme de la réception de la fin de Lost qui l’a vu devenir la cible du ressentiment de toute une frange du public ayant violemment refusé la conclusion qu’il donnait à l’histoire de cette série. Le final soigneusement façonné de The Leftovers est la réponse qu’il leur apporte. L’essentiel n’y est pas que l’histoire de Nora soit vraie ou non ; ce qui importe est la réaction de celui à qui s’adresse cette histoire – ici Kevin, dont la réponse clôt l’épisode et la série. « Bien sûr que je te crois. Pourquoi ne te croirais-je pas ? Tu es là. » Nora est là, enfin, avec lui, et Kevin l’aime. S’il l’aime, il la croit ; c’est l’évidence même, quoiqu’il arrive, quelle que soit son histoire. Cela vaut pour toutes les relations : entre deux personnes dans un couple comme entre une personne et le film, la série oule livre dont elle reçoit l’histoire. Vous pouvez croire ou ne pas croire ; mais pour aimer, et pour affirmer que l’on aime, il n’y a pas d’autre choix que de croire, et d’affirmer que l’on croit. Aimer, c’est croire ensemble à la même histoire.