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Office : n’entrez pas dans la danse !

Sortie le 9 août 2017. Durée : 1h59.

Par Sarah Arnaud, le 23-08-2017
Cinéma et Séries

C’est avec un enthousiasme non dissimulé que le spectateur découvre que Johnnie To a réalisé une comédie musicale. Office est un film musical en 3D qui suit, comme son nom l’indique, les pérégrinations personnelles et professionnelles des membres d’une grande compagnie hong-kongaise. Courtage, publicité, développement de marque… l’activité de cette société n’est pas très claire. Cependant, les informations importantes nous sont présentées : moult argent, placement en bourse, profits, luxe et vie amoureuse des employés. Un film choral, en somme. Tant mieux, car dès l’arrivée des employés le matin, nous sommes plongés au cœur de l’action. Tel un Renoir filmant les servants de La Règle du jeu, nous découvrons tout d’abord le jeune Lee Seung (« Seung comme rêve, Lee comme Ang Lee ») tentant de prendre dès son premier jour l’ascenseur social pour monter directement au plus haut étage du bâtiment. Et quel bâtiment ! La caméra, fluide, dansante, circule parmi les salariés de ces grosses compagnies dans un décor fait de tubes, de parois fines, de meubles… où les murs n’existent pas, jouant sur la transparence, le manque d’intimité, la porosité entre les espaces. C’est engageant ! Une énorme horloge sans fond trône au milieu du décor, comme si le temps était le justicier des futurs développements : tout passe ?

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La critique est explicite et directe : le capitalisme tue l’âme et empêche d’être amoureux

Le décor, ou ce qu’il en reste, est planté. Deux jeunes personnages sont là pour apprendre, passer leur période d’essai, s’assurer une embauche définitive dans cette entreprise. En parallèle, une équipe de courtage vient éplucher les comptes. En chanson, nous avons déjà rencontré tout le monde. La musique est moderne, pop, malgré un petit ajustement à l’idiome pour un public occidental. Ça passe ! Les silhouettes en talons et costumes grimpent des escaliers, marchent en ligne dans l’open space, les employés répondent au téléphone à l’unission, scandant que le travail, en gros c’est la santé. Personne n’a l’air convaincu. Tout est poli, propre, un peu triste. Seuls les chants nous invitent à la « positive attitude » à outrance. Quelques temps plus tard, tous les problèmes sont là : un trou dans la compta, des triangles amoureux, le client américain qu’il faut convaincre (ou peut-être est-ce à lui de convaincre), la menace du burn-out, l’impression d’enfermement. Malgré son décor à trous, ce bureau définit l’obligation de rester à sa place, d’avoir obligatoirement de l’ambition, d’avoir l’appât du gain. La critique est explicite et directe : le capitalisme tue l’âme et empêche d’être amoureux. Tout le monde est alors plongé dans des dilemmes vie pro/vie perso. Les personnages vacillent, sont sur la corde raide. Personne n’est à l’abri d’être au bord du précipice. À l’image du toit de l’immeuble où les employés se retrouvent pour fumer, la possibilité de la chute est en arrière plan en permanence. Les histoires se croisent et chacune a un point achoppement sur la prochaine. La structure narrative est simple : nous passons d’un personnage à l’autre tel un jeu de domino sentimental. Celle-ci aime celui-là qui couche avec une autre. Histoire de cœur, de cul, sur fond d’ambition sociale. Et tout ceci causera leur perte.

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L’ambition n’est pas mal vue par Johnnie To, mais elle est la conséquence du mal : l’obligation de réussite, l’envie toujours plus forte de gagner beaucoup et vite, les mensonges pour arriver au plus haut. La thèse est quelque peu manichéenne. Mais elle est probablement inhérente au format du film : la comédie musicale. Le genre est respecté, le discours est définitif, les rouages narratifs bien huilés. Nous voyons vers quoi nous allons et ce n’est pas beau à voir. Il s’agit d’un film sur la métaphore… et il ne peut pas en être autrement quand vous faites chanter vos personnages plutôt que de les faire parler. Johnnie To pousse le concept à fond : espaces dévertébrés, personnages stéréotypés, récit tragique. Ce qu’il manque ? Le mouvement ! Tout est mis en place, tout est rapidement démontré. Dans ce décor transparent et libre, lunettes 3D sur le nez, on s’attend à voir les femmes et les hommes de cette entreprise glisser en pas de bourrée et pirouettes à travers les cloisons suggérées. Pourtant, il n’en est rien. Pas un pas de danse sur l’ensemble du film. Correction : à la fin, une scène de bal, où Chow Yun-fat esquisse une valse. On a pas été aussi surpris que depuis Michel Piccoli qui tente de danser à la fin des Demoiselles de Rochefort. La danse manque parce que la chorégraphie est présente dans d’autres films du réalisateur. Parce que ce décor le permet. Parce que la 3D est LA technique pour vous emporter avec un groupe, avec un geste. Elle invite à vous insérer dans le mouvement. Nous restons donc en bordure, à côté. Nous ne sommes pas embarqués. Pourquoi Johnnie To aurait-il fait danser tous ses autres personnages mais pas ceux de Office ? Parce qu’il est d’une dureté sans borne pour certains d’entre eux. Cela ne l’intéresse pas de créer de la proximité avec eux. Il ne veut pas que vous les compreniez, que vous les entendiez. Ils ont fait le choix de travailler ici, d’être performant, d’être les meilleurs… et franchement, le réalisateur n’en voit déjà pas l’intérêt.

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À l’abondance d’artefacts techniques et cinématographiques s’oppose une indigence empathique

Cette absence de la danse, de la proximité du corps, de l’engagement du spectateur, ce truc qui vous fait gigoter dans votre siège pour rentrer dans l’écran… débouche sur un film froid. C’est le but. Mais cela manque, cela crée un vide, une attente. Nous sommes à la limite de l’engouement et nous restons impassibles devant les histoires de ces personnages. Ils peuvent nous émouvoir, nous toucher, mais nous restons à distance, imperturbables. Que l’intention soit là ou pas, le résultat est frustrant. Nous avons fait l’effort d’entendre ces chansons, d’accepter la diégèse du film, mais tout cela est trop commenté, présenté. Dans sa volonté de distanciation, Johnnie To casse tous les murs, quatrième mur compris, mais refuse de nous faire entrer. Il nous éloigne, nous tient loin. À l’abondance d’artefacts techniques et cinématographiques s’oppose une indigence empathique : nous sortons creux de la séance, peu enclins à s’en rappeler. De la même manière que Damien Chazelle a vendu La La Land telle une comédie musicale pour finalement se dérober aux pré-requis de la danse filmée, Office nous fait croire à l’engagement corporel du spectateur. Il n’en est rien. La frustration, la déception, c’est ce qu’il reste à la fin du film. Le souvenir s’efface peu à peu et on ne se rappelle pas de ce qu’on a vu, de ce qu’il s’est passé. Pire, on doute d’avoir ressenti une once d’émotion devant. Le film en perd sa force, son intention et son discours. Il ne reste qu’une silhouette lointaine, dénuée de toute vraisemblance, une métaphore trop travaillée pour s’ancrer quelque part dans votre réalité.