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The Incredible Jessica James : l’insoutenable aigreur de l’être

Disponible sur Netflix depuis le 28 juillet 2017. Durée : 1h25.

Par Sarah Arnaud, le 14-08-2017
Cinéma et Séries

Un plan fixe de l’actrice Jessica Williams inaugure ce film. Son visage prend toute la place. Bruit de restaurant en fond. Sa première phrase, pour son interlocuteur et pour le spectateur, est lancée avec assurance, telle une vérité implacable : « Je pense qu’il est dangereux de chercher l’accomplissement personnel au travers d’une relation amoureuse ». Son ton est moraliste, rendant la thèse presque irréfutable. Le plan suivant est celui d’un jeune homme blanc, décontenancé par la conversation sans détours que la jeune femme entreprend. Il s’agit d’un date Tinder, qui à chaque seconde, se transforme pour lui en séance de torture sociale. Il tente de répondre, désemparé, fait mine d’être d’accord avec elle, plus par peur que par intérêt. Puis l’incroyable Jessica refuse de commander à boire parce que c’est vraiment trop basique. Elle se lance dans une explication de texte méprisante et rapide de leurs échanges par message. Elle précise qu’elle n’aime pas trop l’ambiance dans laquelle leur rencontre se déroule, et assène enfin qu’elle préférerait avoir ses règles pendant mille ans plutôt que de continuer cette conversation. Dans ce moment, le spectateur est tel l’interlocuteur de Jessica, perdu dans son discours et inquiet. Jessica James n’est pas là pour tergiverser. Elle n’est même pas là pour écouter ce jeune homme… mais bien pour recroiser son ex.

The Incredible Jessica James conte l’histoire d’une jeune femme en pleine reconstruction personnelle après sa rupture et essayant de s’affirmer comme auteur de théâtre à New-York. Le résumé sur Netflix décrit Jessica comme une « force de la nature » : doux euphémisme quand on a survécu à l’éprouvante première scène. Pourtant, cette séquence a quelque chose d’encourageant et d’attractif, comme si le film commençait par le milieu, par ce démontage en bonne et due forme du personnage principal. Il n’y a pas de tour de chauffe. Le contexte ne se dévoile pas. Le public est propulsé directement au cœur du malaise. Nous sommes dans l’action. Le sentiment le plus probable sera de se sentir en total désaccord avec ses propos, son ton et sa personnalité. Cette séquence embarrasse, indispose. Elle ne laisse que très peu de place à l’empathie, peut-être un léger sentiment de déjà-vu ou déjà-vécu. Mais cette scène se distingue par sa violence et par sa véracité. Elle est l’échelle de valeurs permettant de définir le personnage de Jessica, de lui donner un passé, de la placer comme inadaptée. Le désespoir, la tristesse… quelque chose transparaît de tout ce déchargement affectif. Après le générique, où l’on voit Jessica évacuer sa fureur en musique, courant et dansant sur les toits de Brooklyn, nous découvrons enfin qu’elle est aussi professeur de théâtre pour des jeunes enfants. La douceur apparaît. La gentillesse. Une certaine intelligence humaine. Le décalage est rétro-actif. Le spectateur a été placé à l’inverse : il découvre petit à petit la personnalité de la jeune femme et peut contrebalancer sa froideur. James Strouse, le réalisateur, parle alors d’équilibre dans les interactions humaines et de concessions en nous montrant par avance un comportement bancal. Où sont les concessions dans les actions de Jessica ? Nulle part. Elle ne semble pas en faire. Elle est d’abord vue comme agressive et prétentieuse. Elle est surtout triste, seule, abandonnée. A partir du moment où l’on comprend qu’il y a eu rupture, qu’elle est encore attachée, nous pouvons envisager de la considérer comme une personne digne d’intérêt.

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Un mouvement de comédie où les femmes sont les personnages principaux, où leurs travers peuvent être raillés autant que ceux d’un homme, mais sans que l’on crie au féminisme poussif

Le film s’emploie alors à définir comment l’interprétation personnelle d’une situation est liée avant tout à un état d’esprit à un instant T. James Strouse alterne les moments de rage avec ceux de perdition : ces moments où on ne sait plus ce qu’on dit, pourquoi on le dit, comment on s’autorise à être une personne abjecte. Il les compense par les scènes avec les enfants, avec la place importante de la meilleure amie de Jessica (Noël Wells), avec l’entrée d’un nouvel homme dans sa vie (Chris O’Dowd). Le récit est peut-être trop léger pour le sujet, donnant une impression d’énumération presque manichéenne. La somme en est alors trop furtive : tout se passe vite, de manière anecdotique et la fin n’est pas à la hauteur de cette scène d’ouverture. The Incredible Jessica James est pourtant un film coloré, amer, qui prend à contre-pied les éléments de la comédie romantique. L’héroïne grandit, change dans le prisme de l’après rupture. Pas un film grandiloquent, mais très efficace. D’habitude, le personnage principal aigri est un vieux mec blanc (Curb your enthousiasm, Pour le pire et pour le meilleur…) Ici, il s’agit d’une jeune femme noire. Si la série Girls a permis d’entrevoir des personnages féminins râleurs et désagréables, même Hannah Horvath n’est pas capable d’un quart du mépris que Jessica fait fièrement preuve lors d’un autre date, assénant un direct « Ne le prends pas mal, mais je n’ai même pas envie d’être ici maintenant ». Le discours du film permet d’ouvrir des portes sur la représentation des personnes noires dans la comédie et la comédie romantique : Jessica a un ex noir. Elle courtise un britannique blanc. Le sujet n’est pas mentionné, mais la représentation normale et implicite de cette relation en fait l’une des pierres de l’édifice de la question raciale dans le couple au cinéma. Il s’intègre également dans un mouvement de comédie où les femmes sont les personnages principaux, où leurs travers peuvent être raillés autant que ceux d’un homme, mais sans que l’on crie au féminisme poussif. Il est aussi la preuve que l’on se dirige vers des films dans lesquels la notion de genre est discutée, où la sexualité a une importance quotidienne mais non accablante, où les rapports de force sont plus humains que fictionnels.

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On pense à Frances Ha, à cette urgence à se sentir artiste, douée, merveilleuse, sans mettre le nez dehors

Dans ses autres interactions, Jessica aussi fait des erreurs, n’est pas toujours présente, n’est pas toujours généreuse. Mais ce que nous dit le récit, c’est qu’elle n’a pas toujours été comme ça. Les flashbacks sont aussi là pour entrecouper le trop-plein émotionnel et alléger le discours vindicatif du personnage. Ils donnent ce sentiment que Jessica est tout à coup prise d’un souvenir et qu’il ne reste que de l’amertume et de la nostalgie. Ainsi, et malgré le manque de puissance artistique du final, c’est le propos qui emporte tout. Nous sommes face à une comédie romantique et notre cerveau est habitué à voir la fille finir avec le garçon. Il est possible que ce film ait un happy end amoureux (suspense !), mais on s’en fout un peu parce qu’il se termine sur autre chose : le début d’un accomplissement personnel au travers d’une passion et du travail. Le succès n’arrive pas en une nuit. A l’instar du comportement de Jessica, qui s’apitoie sur l’absence de reconnaissance, cela prendra du temps, d’une réussite à l’autre. Le sujet serait alors le contentement et la fierté d’un premier succès. Cela est suffisant pour avancer dans la vie, pour passer au prochain, pour se lever le matin. On pense à Frances Ha, à cette urgence à se sentir artiste, douée, merveilleuse, sans mettre le nez dehors. On entreprend de se remettre petit à petit dans le droit chemin. C’est un moment pour se retrouver soi. Oui, comme l’affirme Jessica James, on ne devrait pas espérer qu’une relation amoureuse à elle seule fasse de vous un être accompli. Strouse ne renie pas cet aspect non plus : notre équilibre personnel vient de différents points d’accrochage, de différents regards, de différents espoirs. Il vient d’une capacité à s’adapter à l’autre, à l’entendre, à se définir dans notre entièreté plutôt que dans l’attente du regard extérieur.

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Strouse ne nous dédouane pas de nos comportements en état de crise. Mais il s’efforce d’en réduire la culpabilité. Et peut-être que si pendant cette période de rupture, Jessica pensait à autre chose, ça ne serait pas une mauvaise idée. En tant que spectateur, vous vous prenez au jeu et trouvez que certains mots, certaines actions ne sont pas justifiables. Mais aucune des intentions de ces personnages ne l’est. Bien au contraire. En état de rupture, cristallisé par un récit rapide et court, chacun de ces êtres n’est franchement pas fréquentable. Ils ne sont pas excusables, mais ils ne sont pas à bannir. Ils ont juste besoin de temps. C’est l’histoire d’un moment, d’un passage à vide, un instantané de vie. C’est pourquoi le film est presque éphémère dans sa construction, qu’il est discret dans sa conclusion. The Incredible Jessica James n’est pas aussi incroyable que l’affirme son titre, mais c’est une petite chose délicate, correctement dosée, touchante. Un joli film sur la rupture, le souvenir et la construction personnelle : celle que l’on doit accomplir tous les jours, par à-coups, par échecs, par frôlements.