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Caniba : manger et être mangé

Par Erwan Desbois, le 15-09-2017
Cinéma et Séries

Le film limite de la 74è Mostra de Venise, à la fois fascinant et repoussant, se nichait dans la section annexe à la compétition, « Orizzonti ». Il s’agit du documentaire Caniba, œuvre de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor dont le film Léviathan avait déjà fait forte impression en 2012. Anthropologues de formation, ils pratiquent leur discipline via le cinéma, qui leur sert d’outil de recherche et de transmission au public. Caniba est un film limite car son sujet est le point limite de l’humanité : le cannibalisme, à travers le cas d’Issei Sagawa, qui en 1981 a tué et mangé une jeune femme (Renée Hartevelt). Sagawa résidait alors à Paris, où il fut déclaré pénalement irresponsable et interné en hôpital psychiatrique avant d’être renvoyé au Japon. Là, il est au contraire considéré responsable pénalement de ses actes mais ne peut être rejugé suite au non-lieu prononcé en France. Sagawa se retrouve donc libre, et l’est toujours trente ans après lorsque Paravel et Castaing-Taylor lui rendent visite.

Sagawa est à la fois un homme – on peut lui rendre visite, être dans la même pièce que lui et discuter avec lui – et un monstre, par son acte qui nous est exposé en préambule (au moyen d’un carton explicatif puis d’un extrait de journal télévisé de l’époque) à son apparition à l’écran. La dualité du personnage est ainsi explicite d’entrée, et sert de ligne directrice rigoureusement suivie par Caniba durant toute son étude. Le fil reliant Sagawa à l’humanité est le plus ténu qui soit, mais il n’est jamais considéré comme rompu par les réalisateurs. Sagawa ressemble à ces personnages de savants fous dont les recherches indéfendables ont perdu de vue toute considération éthique mais n’en possèdent pas moins une logique : sa perversion est inhumaine mais elle inclut des considérations et des ressorts humains. Sagawa est par exemple pleinement conscient de ce qu’il est, et de comment sa pulsion fonctionne (ce qui le rend encore plus glaçant et perturbant, entre autres lorsqu’il dit qu’il aurait désiré pouvoir être mangé à son tour par Renée Hartevelt). Il ressent également le besoin humain de s’exprimer sous une forme artistique, mais ce qu’il crée est inhumain : un manga relatant son crime, avec un étalage de détails qui le rend évidemment irregardable quand il le feuillette devant la caméra de Paravel et Castaing-Taylor.

Dans un geste voisin de celui de Werner Herzog dans Grizzly Man (étant en possession d’un enregistrement audio d’un homme en train de se faire tuer par un ours, il se filme en train de l’écouter mais ne nous le fait pas entendre), Paravel et Castaing-Taylor nous font regarder Sagawa sans nous forcer à le voir. Leur caméra le filme en très gros plan, le faisant emplir tout l’écran – parce qu’il n’y a pas de raison de se montrer hypocrite, c’est lui que nous sommes venus rencontrer et pas autre chose. Mais cette même caméra ne le cadre jamais de manière nette ; la vision que nous avons de lui est toujours partielle, désaxée, mouvante, car il reste en un sens un chasseur, dont nous sommes la proie et qu’il faut être en capacité de fuir en une fraction de seconde.

Il semble que l’unique horizon de l’existence humaine est le vertige de la folie

Face à un tel prédateur, on a instinctivement tendance à se chercher des alliés, à former un groupe pour être plus forts. C’est certainement pour cela que l’on pense par défaut trouver chez les autres personnes apparaissant dans le film des soutiens, des représentants de la société « saine » à qui se rattacher face au monstre mangeur d’hommes. Sauf que le frère de Sagawa est lui aussi habité par une pulsion sexuelle d’une violence difficilement soutenable (mais retournée exclusivement contre lui-même, donc cachée) ; et la femme employée à domicile au chevet du cannibale est clairement dans un état de fascination délétère et aveuglante vis-à-vis de son patient. Ces tournants imprévus que prend Caniba sont autant de dessillements brutaux pour nous. Ils révèlent un monde habité uniquement par des êtres déséquilibrés, vacillants. Les points d’ancrage stables ne seraient donc que des mirages – des projections de notre besoin d’en trouver. Arrivés au terme du film, il semble que l’unique horizon de l’existence humaine est le vertige de la folie ; comme le chante la chanson du générique (« La folie », des Stranglers) : « Parce qu’il avait la folie, oui, c’est la folie / Et si parfois l’on fait des confessions / À qui les raconter, même le bon dieu nous a laissés tomber ».