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Battle of the sexes : champ-contrechamp de bataille

Sortie le 22 novembre 2017. Durée : 2h02.

Par Erwan Desbois, le 01-12-2017
Cinéma et Séries

Un cliché fréquemment attaché (à raison) au tennis est l’image des têtes des spectateurs faisant l’essuie-glace pour suivre les mouvements de la balle renvoyée d’un adversaire à l’autre. Battle of the sexes est un film très réussi sur le thème du tennis, et un film très réussi tout court, car il a l’intelligence de faire le rapprochement naturel entre ce cliché et un élément de base de la mise en scène, le champ-contrechamp ; puis d’utiliser ce motif comme base solide et efficace de son jeu. Le match de tennis qui eut lieu en 1973 à Houston et fut baptisé « bataille des sexes » opposa de part et d’autre du filet une femme (Billie Jean King) et un homme (Bobby Riggs) ; le duo de cinéastes formé par Valerie Faris et Jonathan Dayton use du champ-contrechamp pour montrer comment partout dans le monde qui entoure le court de tennis hommes et femmes s’opposent en face-à-face. Les trois scènes d’introduction successives (du personnage de King, de celui de Riggs, puis de leur confrontation à venir) sont explicitement construites selon ce principe : Billie Jean face au directeur de l’US Open, qui souhaite réduire les primes de match des femmes pour augmenter celles (déjà supérieures) des hommes ; Bobby face à son épouse, dans leur foyer où plus rien ne fonctionne ; enfin un champ-contrechamp reconstitué par le montage, entre Bobby et ses amis dans leur vestiaire après un match, et Billie Jean et ses comparses de la WTA au salon de coiffure avant une conférence de presse.

À l’occasion du match King-Riggs, beaucoup et très peu à la fois a été gagné sur la question de l’avancée vers une société plus juste et égalitaire

Là est l’autre point fort du film : ne pas rester otage d’un événement unique, ce match mixte censé déterminer si la supériorité masculine est une fiction ou bien une vérité inébranlable. Battle of the sexes prend le recul lui permettant de couvrir plus de terrain, et de développer plus largement ses protagonistes. On suit ainsi comment la fronde des joueuses menées par King a semé les graines de la démocratisation du tennis par le biais de sa féminisation, laissant les country-clubs au golf et au polo et se lançant à la conquête du grand public – les tournois de la WTA ouverts à tout le monde, les robes des joueuses qui font entrer la couleur sur les courts… De même, le personnage du « méchant » qu’est Riggs se complexifie jusqu’à composer un portrait plus ambigu. Riggs paraît en définitive jouer lui-même un rôle, dans une zone grise entre d’une part la misogynie bête et méchante éprouvée au premier degré par le public qu’il draine, et de l’autre un numéro de provocation et d’exagération qui évoque les insaisissables spectacles caricaturaux de « catch mixte » qu’inventera quelques années plus tard le génial Andy Kaufman (à voir dans Man on the Moon). La faculté prodigieuse de Steve Carell à incarner des personnages dont on ne sait quelle part de leur stupidité est innée, ou cultivée, faisait de lui un choix parfait pour un tel énergumène. En face Emma Stone est tout aussi parfaite, si ce n’est plus, dans un rôle aux antipodes de son adversaire, ainsi qu’éloigné de ses compositions précédentes : loin du rayonnement et de l’exubérance joyeuse de Magic in the moonlight à La La Land, toute en détermination canalisée, en contrôle et en réserve – la contrainte imposée à King de garder secrète son homosexualité ayant sa part dans la structuration de cette personnalité.

Cette part intime de la vie de King est le véhicule idéal pour amener à l’écran le message finalement sans illusions du film. À l’occasion du match King-Riggs, beaucoup et très peu à la fois a été gagné sur la question de l’avancée vers une société plus juste et égalitaire. Sur le court, la victoire ne souffrant aucune contestation (trois sets à zéro) de King fut une grande victoire, renvoyant à la niche un bon lot de préjugés la queue entre les jambes. Néanmoins, en coulisses une autre morale s’impose. C’était déjà sur un constat amer que Battle of the sexes s’ouvrait : Billie Jean King, n°1 mondiale au sommet de son jeu mais femme, était incapable d’empêcher la baisse de ses primes de match ; Bobby Riggs, has been retraité depuis quinze ans mais homme, pouvait d’un claquement de doigts faire aboutir son idée fantasque d’un match-exhibition et le rendre ultra-médiatisé. Au terme du récit, un ultime champ-contrechamp créé par le montage, entre les deux vestiaires où les adversaires se sont retirés, enfonce le couteau dans la plaie, renverse le score et donne une balle de match à Riggs. Bien que battu, il voit son épouse (qui l’avait mis à la porte) accepter qu’il revienne dans sa vie ; tandis que sa rivale, bien que gagnante, est forcée à rester seule, privée du plaisir – du droit – de partager en public son succès avec la femme qu’elle aime. Ce jour de 1973 à Houston Billie Jean King a remporté une petite bataille, dans une guerre de longue haleine et où chaque victoire contre le camp dominant est qui plus est invariablement contestée, sapée, rognée.