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Faut-il un génie pour en filmer un autre ? Il est facile d’imaginer ce qu’il y a de tentant, pour un auteur se considérant au sommet de son art, dans le fait de faire ainsi coïncider cadre et hors-cadre, en dissimulant l’un dans l’autre. La maîtrise incarnée par le personnage que l’on traite, qu’il soit fictif ou réel, ne ferait alors que redoubler la maîtrise avec laquelle on le filme. Réminiscence d’une époque de l’art où la  « noblesse » du sujet et celle de son exécutant étaient indissociables. Ce qui se créé alors, par l’entremise de l’autre – et au risque même de le trahir – n’est rien de moins qu’un dialogue de soi avec soi-même, une chambre d’écho parfaite. Un exemple récent : le Lincoln de Spielberg, où l’humanisme et l’universalisme du seizième président des États-Unis peuvent aisément se lire comme le reflet de l’ambition poursuivie depuis toujours par le réalisateur. Lincoln et Spielberg sont deux metteurs-en-scène, qui au delà de tout clivage idéologique, tentent de construire une image globale de l’Homme, destinée à tous (pour Lincoln elle passe par la loi de l’abolition de l’esclavage, pour Spielberg par un cinéma de tous les genres, protéiforme). L’ambition de l’auteur brille à la lumière de son sujet. Mauvaise langue, on conclurait qu’il n’y a rien de fortuit dans le fait que Lincoln et The Phantom Thread fassent tous deux appel à Daniel Day-Lewis, acteur considéré comme un des plus brillants de sa génération. Le programme, peu généreux, serait alors celui de la construction d’une tour d’ivoire. Comme si, en bout de course, le génie était voué à l’entre soi. Un génie pour filmer un génie qui en interprète un autre.

Car, dans The Phantom Thread, Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis), directeur d’une maison de couture dans le Londres des années 50, est pour sûr un « génie ». Autrement dit, un homme blanc, ascète, charmant et exigeant, mis au service exclusif d’un idéal de beauté. Une parfaite incarnation de la figure démiurge que le romantisme européen nous a transmis – si bien transmis qu’elle s’est propagée au champ entier de la création, à rebours comme au devant de son invention au XIXe siècle. Le terme  « cinéma d’auteur » a beau être construit sur une contradiction – aucune forme d’art aujourd’hui n’est autant le fruit d’un effort collectif que le cinéma –,  « l’auteur » , celui capable d’imposer sa vision, demeure le citoyen d’honneur de l’art avec un grand A, comme c’est le cas avec Paul Thomas Anderson. Il y a quelque chose d’extrêmement satisfaisant à voir la précision millimétrée d’Anderson interagir avec celle de Woodcock. L’économie avec laquelle Anderson est capable d’ouvrir un monde est sidérante. Impossible de nier qu’il n’y a pas quelque chose de génial dans la manière dont il esquisse en quelques minutes le personnage de Woodcock comme figure parfaite du génie. Si The Phantom Thread s’en tenait à ça, il serait une mise en abyme aussi virtuose qu’un vase clos embarrassant.

L’enjeu de The Phantom Thread est celui du passage entre une représentation immuable et une représentation constamment mouvante

Mais c’est justement cette précision éhontée qui donne au film le terreau de son renversement. La précision d’Anderson est pénitentiaire. Car Woodcock, étant dépositaire de cette grande idée romantique, ne peut agir que par delà ses défauts et habitudes, c’est-à-dire sans pouvoir en réprouver ou en corriger aucun, au risque de saboter la formule gagnante. Les principes supérieurs sont des choses fragiles. Moins que le génie, Woodcock est dépeint comme possédant surtout la superstition qui est liée à son élaboration. On comprend qu’Anderson ait choisi pour cadre celui de la mode ;  la maison de couture apparaissant comme un des derniers reliquats de  « l’atelier du peintre », modèle de diffusion du génie artistique, mais modèle déjà largement suranné en 1950. Le monde de Woodcock est tenu à une représentation classique qui ne peut survivre qu’au sein des frontières d’un habitus étroitement contrôlé. C’est parce que les murs de cet habitus sont parfaitement dressés et hermétiques que l’implosion incarnée par l’arrivée d’Alma (Vicky Krieps, dont le jeu lui-même, faussement naturel, vient magnifiquement contredire la minutie de son partenaire) peut avoir lieu. L’enjeu de The Phantom Thread devient alors, à travers Alma, celui du passage entre une représentation immuable et une représentation constamment mouvante.

The Phantom Thread apparaît bien comme une variation sur The Master, mais surtout comme son dépassement

Ce caractère immuable de la représentation n’est pas uniquement l’apanage de Woodcock. The Phantom Thread, à de rares exception près (et il n’est pas étonnant qu’une de ces exceptions, à savoir la chevauchée en voiture dans la campagne, préfigure la rencontre entre Woodcock et Alma –), est un film étrangement néo-classique, jusque dans la bande originale composée à nouveau par Jonny Greenwood,  le guitariste de Radiohead. Même après l’apparition d’Alma, et la manière dont elle tentera de grignoter les positions de Woodcock, le film continue à jouer longtemps sa redite d’un récit sur  « les femmes de l’ombre »et  « l’amour impossible », proposition qui malgré les talents d’orfèvre d’Anderson semble tristement éculée. Si Alma apporte d’emblée avec elle le foyer d’une sorte de frivolité prête à contaminer Woodcock, la facture outrageusement classique du film laisse craindre qu’Anderson se soit lancé dans un remake paresseux, voir rétrograde, de The Master – où Freddie plutôt que de s’enfuir se ferait une raison, sous couvert de son amour pour Lancaster. Il faudra attendre les dernières minutes, lorsque les modalités définitives de la relation entre Alma et Woodcock seront énoncées, pour comprendre que cet entêtement classique participe au travail de subversion d’Anderson. Lorsque le deal définitif sera passé entre Alma et Woodcock, The Phantom Thread apparaît bien comme une variation sur The Master, mais surtout comme son dépassement. Un dépassement extrêmement précieux. Qui consiste, pour  « le maitre », à ne plus s’enticher de son œuvre pour embrasser la vie, avec sa fragilité constitutive (et sans doute, par là-même, à mieux œuvrer), et pour “l’élève”, à préférer à sa propre liberté celle que l’on transmet à l’autre. La ligne droite que traçait Freddie dans le désert, comme impossibilité d’une emprise sur sa personne, devient dans The Phantom Thread l’entaille bienfaitrice perpétuée par Alma. Geste profondément emphatique, puisqu’il n’est plus, comme chez Freddie, la simple énonciation de la liberté, mais sa passation.

S’il y dans The Phantom Thread quelque chose comme un portrait d’Anderson en génie classique, c’est un portrait dont le sérieux est feint (le nom même de Woodcock, qui se traduit par  « bécasse », mais possède aussi une référence plus grivoise, aurait dû être un premier indice), un portrait intenable (la menace de péremption qui pèse malgré tout sur Woodcock) qui appelle de lui-même son renversement, par une intoxication qui n’est autre que celle de la vie elle-même. Non pas comme une représentation gravée dans le marbre, mais comme chose à constamment réactualiser, réévaluer. Qu’on y perçoive une allégorie de la création artistique ou de l’émancipation, ou encore une autocritique du statut d’auteur, The Phantom Thread est surtout une ode magnifique à la nécessité de l’Autre. À l’incertitude vitale qu’il apporte quand à l’identité de soi. Autrement dit, The Phantom Thread est un magnifique film de couple.