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Wajib – L’invitation au mariage :
entre chien et loup, entre père et fils

Sortie le 14 février 2018. Durée : 1h36.

Par Sarah Arnaud, le 02-03-2018
Cinéma et Séries

Place de parking ensablée. Une voiture désuète est garée. Un homme à l’intérieur fume. Il le fait en cachette parce qu’il est censé arrêter. Mohammad Bakri joue Abu Shadi. Son fils apparaît. Saleh Bakri joue Shadi. Père et fils, dans la vie et à l’écran. Abu Shadi a jeté sa cigarette. Shadi a empilé des cartons sur le siège arrière. Petit commentaire sur l’odeur de cigarette. Mensonge éhonté du père. Ils partent.

La tradition veut que lorsqu’un enfant de la famille se marie, des invitations soient distribuées en mains propres à tous les invités. Cette famille est chrétienne. Ils parlent arabe. Ils vivent à Nazareth. Wajib suit la journée de ces deux hommes dans leur tour avec plus de trois cents invitations sous le bras. Shadi va-t-il se marier ? Sommes-nous face à un instant de communion entre ces deux hommes qui partagent un dernier événement important, avant de laisser le vieux père vivre seul ? Le mariage est en fait celui de la jeune sœur. Shadi, lui, ne se mariera pas. Il vit maintenant à Rome, avec une femme qu’il n’épousera pas, dont le père traite avec les diplomates palestiniens. Clairement, ces deux hommes n’ont plus grand chose en commun.

Galerie de rencontres à travers une ville aux différentes facettes religieuses et traditionnelles, Wajib tend vers le parcours initiatique, avec une unité de temps : un film, une journée. La réalisatrice Annemarie Jacir est empreinte de toute la dualité de la situation. Une tradition spécifique, ancestrale. Un vieil homme éduqué, esseulé, abdiquant. Un jeune homme moderne, indépendant, révolté. Des portraits quotidiens de familles accueillantes. Dans chaque maison, la décoration de Noël joue la surenchère, habitude de la ville annoncée comme lieu de naissance du Christ.

Ce qui apparaît comme une douce série de rencontres se transforme en confrontation à huis-clos virtuel

Les difficultés apparaissent. La voiture cale. Les rues sont étroites. Les places pour se garer sont improbables. Les invitations indiquent la mauvaise date : il faudra les ré-écrire à la main et prévenir les invités. Une connaissance non conviée est croisée lors d’une visite : il faudra bidouiller une invitation, portière ouverte, écrite à la va-vite sur la plage avant. Ce qui apparaît comme une douce série de rencontres se transforme en confrontation à huis-clos virtuel. L’histoire se dessine. Abu Shadi a été quitté par la mère. Elle est partie aux Etats-Unis, refusant de vivre sous le joug israélien, se rêvant une autre vie, avec un autre homme. Elle ne viendra pas pour le mariage. Le fils le sait. Le père ne comprend pas. Elle lui manque. Abu Shadi ne travaille plus comme professeur. Il a un ami israélien. Il vit ici, tous les jours, avec l’occupation, tous les jours. Fatalité non fataliste : l’occupation est là et c’est l’habitude. Shadi est contre, estomaqué, surpris que l’on vive comme ça. Son père lui rétorque qu’il est parti, qu’il a abandonné, que ce n’est pas cela se battre.

La réalisatrice amène avec parcimonie les dissensions entre les deux hommes. Elle les oppose naturellement, sans manichéisme, parce que cela serait trop simple. Elle met le doigt sur la complexité à résoudre, non pas le conflit, mais l’essence même d’un pays, d’un lieu, d’une culture enrichis par des siècles d’histoire et de tradition. Annemarie Jacir n’a pas la solution et elle ne cherchera pas à nous la donner. Les problèmes d’incompréhension seraient les mêmes dans une autre famille. La différence fondamentale étant qu’ici, ils déterminent un comportement ou une abdication. Il y a des nuances dans le comportement humain, mais la réalité de la vie en Palestine aujourd’hui limite les possibilités. Peu de place à la négociation, à la demi-mesure. En décrivant un espace restreint autour des deux hommes, la réalisatrice nous rappelle qu’elle va boucler son film. Toutes les invitations ne seront pas distribuées aujourd’hui. Cette conversation menace de reprendre demain, après-demain, ad-vitam eternam. Elle les filme de près, pour assumer leur véritable ressemblance, surlignant dans le texte leur différence. Les vêtements, l’allure, la cigarette, le régime alimentaire. L’un s’est occidentalisé. L’autre ne voit pas le problème.

La paix n’arrivera pas, mais elle est possible entre eux

Finalement, le point commun entre ces deux hommes, c’est la réalisatrice. Ce sont ses propres dilemmes qu’elle impose à l’écran, comme si son conscient et son inconscient bataillaient à même l’image. Le film était-il une simple ponctuation narrative dans une journée très familiale, très traditionnelle ? Un instantané sans développement d’une situation sans résolution ? C’est la première réaction. Puis, tout s’apaise. Nous nous retrouvons sur les toits. On fume une cigarette. Le soleil se couche. Nous sommes entre chien et loup, entre père et fils. Jacir entrevoit la possibilité de continuer la distribution des invitations parce que demain sera quand même un autre jour. La paix n’arrivera pas, mais elle est possible entre eux. Jacir pourrait aller plus loin dans son discours. La résolution est trop belle, visuellement et émotionnellement, par rapport à l’ensemble. Le reste du film peine à embarquer, à avoir un vrai rythme. L’aventure est en demi-teinte, pas assez folle. Wajib reste un film presque choral, avec un côté sketch, ironie de la vie. Le fond, qui n’est pas de son fait, sauve le ton un peu trop propre, trop traditionnel (galerie de personnages, petits rires faciles, petites émotions pas assez grandioses…). Finalement, la complexité du conflit permet à la fin du film d’être cohérent : il n’y a pas de solutions, donc on ne lui en voudra pas de ne pas nous donner de vraie fin.

Peut-être pouvons nous reprocher à Jacir un manque de folie, de poésie. Il lui manque un engagement artistique plus fort pour aller au-delà de la simple représentation. Elle intègre son film dans une tradition de film politisé mais qui ne passe pas la confrontation face à d’autres œuvres plus puissantes. Tout est là, et ce faux huis-clos mériterait de nous enfermer encore plus. Elle touche du doigt cette possibilité de filer la métaphore dans un élan plus magique. Mais Jacir a le pouvoir d’être plus grande. Elle l’est presque. À suivre.