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Entretien avec Dominique Marchais, pour la sortie de Nul homme n’est une île

Sortie du film le 04 avril 2018

Par Quentin Mével, le 04-04-2018
Cinéma et Séries

Nul homme n’est une île constitue une forme de trilogie sur le territoire, sur l’écologie politique, avec vos deux précédents films, à ceci près que vous filmez cette fois-ci hors de France, en l’occurrence en Italie, Autriche et Suisse.
Très basiquement, et très profondément, j’avais besoin de prendre l’air. A ce moment-là, après La ligne de partage des eaux où j’ai passé beaucoup de temps à filmer des réunions, des institutions, des administrations, je trouvais la France étouffante. Je voyais beaucoup de bonne volonté, beaucoup d’initiatives passionnantes, mais je ne voyais pas cet effet boule de neige qu’on peut observer au Vorarlberg1 ou autour des Galline Felici2. Je voyais des îles plus que des archipels. Je me suis donc dit qu’il y avait un problème de culture politique en France, qui remonte de loin et qu’on ne règlera pas en cinq minutes. Un rapport au centralisme, à l’autorité, à la hiérarchie. Et j’avais envie d’aller voir chez nos voisins s’il y avait des traditions de culture politique un peu différentes. Je pense qu’elles le sont ! Il se trouve qu’on est dans un monde où on va avoir besoin de penser autrement ; le centralisme a peut-être été très efficace pour certaines choses – les autoroutes et le chemin de fer – mais pour la transition énergétique, ça va se jouer à l’échelle très locale, parce qu’il s’agit d’un travail sur les consciences. C’est pas un truc qui va se décréter. Du haut vers le bas. Faut que les gens comprennent, et on comprend en expérimentant. Et l’espace de l’expérimentation, c’est le local. J’avais envie d’aller vers des régions d’Europe où il y a une confiance dans le local, une confiance dans les gens. Où l’on n’infantilise pas les gens.

Comment avez-vous défini votre périmètre à la fois en terme de territoire, d’activités et de personnes ?
J’avais choisi un périmètre géographique qui correspondait à un périmètre historique, en quelque sorte l’espace du Saint-Empire romain germanique au Moyen-Âge. Ça m’intéresse parce que c’est une intrication du Nord et du Sud, c’était pas un vrai pouvoir, plutôt une utopie universaliste. Le Saint-Empire cache une myriade de réalités politiques et territoriales, avec beaucoup de frictions, de luttes. Ce n’est pas une histoire simple et homogène. Ce que cela racontait, c’était cette circulation très intense qu’il y a eu entre le Nord et le Sud des Alpes au cours des siècles, et que la construction des Etats-nations italien, autrichien, allemand a crée des frontières, là où il y avait des passages. L’espace que j’ai choisi est en gros le voyage de Frédéric II, de Palerme au sud de l’Allemagne. Parmi les situations qui m’intéressaient, il y avait la Bavière ; la manière dont la ville de Munich a travaillé des relations avec son arrière-pays, son bassin-versant. Et l’a converti à l’agriculture biologique. J’avais cette idée dans mes dossiers, j’aurai pu aller là-bas. J’ai resserré par la suite. Je m’intéressais aussi au réseau de villes italiennes Zero Waste, zéro-déchets, en Toscane près de Lucca. Elles font un travail extraordinaire sur le recyclage et la réduction de la production de déchets. Ces actions locales m’intéressaient ; mise en réseau d’une part, et d’autre part, la grande métropole, Naples, demandait à la petite ville de lui apprendre. De les former, de l’accepter dans ce réseau. Il y avait cette idée que c’est à petite échelle qu’on peut expérimenter et aller plus loin. Cette expérience peut être généralisée à d’autres entités. Ce partage d’expérience à l’intérieur du réseau est l’avenir, ce n’est pas la verticalité de l’Etat. Sur toutes les questions liées à l’écologie, c’est sûr. Il va falloir qu’en France, on arrive à comprendre ça. C’est un travail que l’administration et la classe politique doivent faire sur eux-mêmes ; comprendre que les solutions viendront des gens. Et pas des directeurs de cabinet, et des directeurs d’administration. Une autre situation, non retenue, qui m’intéressait : un réseau de chercheurs pluri-disciplinaires (géographes, philosophes, agronomes), les territorialistes – des italiens de Toscane – qui mènent une grande réflexions sur la résilience, sur le territoire, sur des projets de territoire. Ces personnes font des cartes de territoire, dans une démarche participative, en associant le plus d’usagers possibles d’un territoire. On ne te demande pas tes papiers ! Tu es là, tu es un acteur, un usager de ce territoire. Ils mettent en place des grands ateliers participatifs qui durent plusieurs mois, de telle sorte qu’on a le village et son territoire. Comme dans la fresque qu’on voit au début du film. L’urbain et la campagne. C’est pourquoi la fresque est importante : d’abord sur cette articulation ville-campagne – elle montre quelque chose qu’on ne sait plus, à savoir que la cité, c’est la ville et son arrière-pays – aujourd’hui les maires des grandes villes se contrefoutent de leur arrière-pays, et ne s’intéressent qu’à être inséré dans le réseau des grandes villes. Cette sorte d’internationale des centres qui tend à repousser les espaces périphériques. Or l’idée de la fresque, et des territorialistes est qu’il n’y a pas de centre et de périphérie en fait, il existe des circulations intenses, des interactions et des solidarités. Si on s’intéresse à la géographie, à comment fonctionne un bassin-versant, cette idée d’interactions s’impose. Comment transpose-t-on une interaction de fait en solidarité ?

Le plus souvent, les personnes sont filmées en situation, sur leur territoire. De la même façon, les séquences sont entrecoupées de plans sur le paysage. Parfois, certains sont filmés derrière leur bureau. Néanmoins, on sent l’importance d’inscrire les gens et leurs activités dans le territoire, dans le paysage. Comment pensez-vous votre mise en scène, au tournage et au montage ?
Nous cherchons un équilibre au montage, de temps, et de fonction rythmique. Pour le tournage, en premier, beaucoup de choses que je souhaitais faire n’ont pu être réalisées : pour filmer les paysages, on est tributaire de la météo – et la météo n’était pas très propice. En Sicile, je voulais un paysage cristallin, qu’on voie très loin. Je souhaitais des plans sur la plaine du Pô pour qu’on sente le territoire. J’aurais aimé documenter une typologie de paysages de la Sicile jusqu’en Suisse. On n’a pas réussi à avoir un seul beau plan en Sicile parce que la lumière n’était pas là ! Et puis, on prend beaucoup de temps pour trouver le point de vue. Faire des plans de paysages prend énormément de temps, c’est chercher des heures l’endroit où l’on voit quelque chose. En fait, dans son souvenir, on a des images composites qu’on reconstruit à partir d’une traversée qu’on a d’un territoire, mais si on veut produire ça en un seul plan, il faut chercher longtemps. J’ai aussi essayé de faire en sorte que ça ressemble un peu la fresque, avec ce côté très aplati du paysage. On essayait d’avoir du coup un point de vue très lointain, filmé en longue focale pour écraser un peu les perspectives. Concernant les personnes, il s’agit d’un autre registre qui est lié à ce que j’appelle des visites de territoires ; les gens à la fois arpentent et explicitent un espace qui a beaucoup d’importance pour eux. C’est un peu des figures de western pour moi, j’aime bien effectivement avoir le corps inscrit dans le paysage. J’aime bien qu’on découvre des lieux en suivant des gens qui se projettent dans cet espace.

Propos recueillis par Quentin Mével à paris le 23 mars 2018.

1. Région d’Autriche, dont le modèle de société est conçu autour de l’architecture écologique.
2. Coopérative de producteurs en Sicile.