Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

L’Île aux chiens : dégradation canine

Par Sarah Arnaud, le 24-04-2018
Cinéma et Séries

L’Île aux chiens est un mille-feuilles, avec strates et couches de références, d’humour, de politique. Le jeune Atari, pupille du maire de Megasaki, part à la recherche de son chien/garde du corps, Spots. Sur l’île aux chiens, appelée aussi l’île Poubelle, les détritus de la société ont été jetés : déchets nucléaires, bouteilles en verre, chiens malades. Kobayashi, sorti d’une lignée d’ennemis des chiens, base toute sa campagne électorale sur l’extermination de ces animaux malades. Tous les canidés le sont, ce qui est a priori dû à un virus massif concocté par Kobayashi lui-même. Les chats ne sont pas les ennemis : ils sont les représentants de cette société, mais plus en tant qu’image. Le but n’est pas de créer une énième rivalité chien/chat avec un méchant siamois maître du monde. Au contraire, Anderson s’éloigne d’une vision duale pour s’épanouir dans un concept choral. Le sujet permet de parler de race, de catégories sociales. Un groupe d’êtres sera éradiqué, avec pour seul principe premier de les détester. Les chiens, défaits, fatigués, sont les restes de la domestication massive : leur passé est rempli de souvenir de croquettes, de biscuits, de gratouilles. La domestication n’est pas que question d’animaux de compagnie. C’est aussi celle de la maîtrise de la technologie, de la course au confort.

Ces groupes de bestioles très éduquées communiquent clairement, intelligemment. Mignons mais au milieu d’une déchetterie. Ce sont des chiens d’adultes dans un film d’adulte. Anderson abandonne la dimension mélancolique de son cinéma pour rentrer dans le vif du sujet : la dégradation, l’intolérance, la perte de l’humanité. La pilule passe mieux en stop-motion. L’image est toujours aussi propre, symétrique. Une scène d’opération chirurgicale le prouve : plan simple, fixe, action rapide. Lors du déplacement d’un élément d’anatomie d’un corps à l’autre, le sang gicle. Tout est propre et géré, sauf ce mouvement disruptif et ce son, ce “splash” gênant et terrifiant. Anderson n’a pas fait dans le joli.

Habitué de la fable sociale améliorée, on passe ici dans un tout autre registre. Que les héros soient des chiens en marionnette ne peut pas convaincre du contraire. Sur les mêmes principes d’animation que Fantastic Mr.Fox, Wes Anderson déploie ici d’autres thématiques. Comme d’habitude, le film est rempli de ses gadgets habituels : mêmes acteurs au générique, références à une société plutôt pop, engouement visuel pour un univers et une histoire mignonne. On se prend d’affection pour ces chiens, le suspens fonctionne, on cherche à quel canidé Bill Murray prête sa voix. Structure narrative usuelle, Anderson place une introduction, quasiment un conte japonais, en guise d’à-propos : la dynastie Kobayashi a toujours détesté les chiens et la tradition se perpétue. Très vite, Kobayashi est donc identifiable : mastoc, costume blanc, visage sévère. Cette représentation serait manichéenne si l’on témoignait uniquement de ce grand méchant en duel face au petit Atari, parti secourir son toutou. Il n’y a pas franchement de héros, il n’y a pas franchement de méchant. Le seul personnage embrassé par une quête plus digne est un cliché de l’étudiante américaine en échange. Sorte d’Angela Davis blonde (oui, ça pique mais c’est un choix), l’auteur semble nous rappeler que l’information peut (doit) passer par les médias mais qu’il faut un peu se battre. C’est un rappel aussi que le changement, la libération, la bataille, sont des processus. Tel un lanceur d’alerte, Tracy devient un maillon dans la chaîne vers la révolution. Chacun doit faire son boulot.

La multiplication des voix crée une narration complètement différente. Le déterminisme est collectif, l’action est plurielle.

Les personnages d’Anderson ont toujours été dans ce questionnement sur leur engagement, leur déterminisme. Même avec pléthore de protagonistes comme dans The Grand Budapest hotel, il a toujours été question de placer un héros face à un duel intérieur. La multiplication des voix crée une narration complètement différente. Le déterminisme est collectif, l’action est plurielle. Parce que chacun d’entre eux va vers le même but (plus ou moins sauver les chiens) mais pas dans le même mouvement ou la même intention. À l’image de cette île aux détritus empilés, ses personnages, leur volonté, s’ajoutent les unes aux autres. On pourrait parler de film ethno-centré quand on mentionne Wes Anderson. Il est pourtant ici à son maximum d’engagement commun. Par cet amoncellement, il dénonce (gentiment) de par lui-même son côté kawai-hipster-bobo. Il est dans le laid, bien plus que Fantastic Mister Fox. L’île poubelle fait son effet et permet sans doute à Anderson de se libérer de toute considération écologique en plaçant son film dans ce contexte. Cela en fait son film le plus engagé. Pas de façon vindicative, pas aussi puissamment qu’un autre auteur. Mais à son niveau, c’est déjà énorme. Nous naviguons à travers différents groupes, en s’attachant moins à chacun que d’habitude : là aussi, l’émotion fonctionne par strates. C’est l’accumulation qui permet le propos et alors, le raisonnement pour le spectateur. Pour aller vers un but commun, vers une compréhension, Anderson nous montre du laid. Sa définition du laid, mais du laid tout de même. 

On se croirait devant Guernica. Là où le noir et blanc faisait office de tampon, c’est l’animation traditionnelle, presque faite-maison, qui assure la distanciation pour le spectateur. On veut lui dire “qu’avez-vous fait ?” Et sa dénonciation douce, sa persévérance à filmer des poubelles, nous répond “C’est vous qui l’avez fait”. Le constat se fait, tranchant. L’Île aux chiens est un film à multiples entrées et à multiples voix. Pourtant, c’est ici qu’il semble le plus intransigeant. Anderson en a marre. Marre qu’on lui dise qu’il fait du mignon, des couleurs pastels. Il filme ici les ordures, les chiens défaits, la maladie, la méchanceté. Sa dictature est animée, certes. Mais l’horreur est toujours là. Ostracisation d’une race, mention des catastrophes climatiques, reproduction stop-motion du nuage nucléaire d’Hiroshima, tout le monde va en prendre pour son grade.

Le peuple japonais en encaisse plus que d’autres. Anderson joue sur cette fascination pour le Japon et sa culture, en faisant appel à des références et des idées : tout ceci lui plait. Cependant, il n’hésite pas à montrer que ce pays cristallise des questionnements environnementaux et sociétaux qui sont l’affaire de tous pays développés. Les références même sont contemporaines, s’adressant à un public de trentenaires (Atari, Kobayashi, le “Atari lives” proche de la viralité du Sherlock lives…). Etrangement, la nostalgie chère à Anderson, d’un passé codifié et coloré, est ici déplacée sur le présent. Elle n’a alors plus ce goût un peu rance du “c’était mieux avant”. Les gimmicks d’objets vintage, de costumes cintrés ou de lieux vieux et beaux sont utilisés pour représenter l’actuel et son devenir : l’image de la marionnette chat qui accompagne tout bon boui-boui asiatique devient un logo. On espère presque que la critique de la référence pop s’applique aussi au cinéma du réalisateur. Le futur est très proche et, sous couvert de pâtes à modeler et papier mâché, nous rappelle que nous sommes en train de construire ce monde ou plutôt de déconstruire l’ancien. Le film fait résonance aux théories de dégradation totale de notre planète. Nous allons vers un trop plein de progrès où l’ingérence de l’espace, des déchets et des catégories sociales sonnent notre perte. Dans ce contexte, forcément, une race est mise à part. Anderson parle de chiens mais il pourrait parler des noires, des juifs, des femmes, d’un peuple. Il rappelle, sans se voiler la face, que le génocide reste une solution dans les âmes les plus sombres et les plus détruites : solution à jamais inacceptable.