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X-Files et Twin Peaks : nous vieillirons ensemble

X-Files, diffusion en France sur M6. Twin Peaks, disponible en DVD et Blu-Ray.

Par Erwan Desbois, le 01-06-2018
Cinéma et Séries

Ces dernières années ont vu le retour de deux séries cultes des années 1990 : en 2017, vingt-cinq ans après la fin de la saison 2, la saison 3 de Twin Peaks ; encadrée par les saisons 10 (en 2016) et 11 (en 2018) de X-Files, quinze ans après la conclusion apportée à la série par sa saison 9. Revenir à la vie presque en même temps, à la suite d’une période d’interruption qui semblait être définitive, tisse un lien supplémentaire entre deux séries qui étaient déjà proches lors de leur première vie. Twin Peaks était la grande sœur pionnière que le succès a fui (elle fut annulée au bout de trente épisodes), tandis que deux ans plus tard X-Files reprenait le flambeau telle une petite sœur prodigue, avec ses propres agents du FBI confrontés à des phénomènes paranormaux, pour des aventures que le public allait suivre durant deux cent deux épisodes. Chris Carter, le créateur de X-Files, a répété à longueur d’interviews l’importance de l’influence exercée par la série de David Lynch et Mark Frost sur son œuvre. Un nombre non négligeable d’acteurs passés par Twin Peaks ont été invités à participer à X-Files1, où par ailleurs les compositions musicales de Mark Snow sont utilisées de manière similaire à celles d’Angelo Badalamenti chez Lynch et Frost.

Twin Peaks était la grande sœur pionnière que le succès a fui, tandis que deux ans plus tard X-Files reprenait le flambeau telle une petite sœur prodigue

La renaissance des deux séries s’est accompagnée d’une inversion du regard des spectateurs. Twin Peaks a marqué 2017 de son empreinte, en étant présentée au Festival de Cannes (ses deux premiers épisodes, hors compétition) et unanimement célébrée comme une des plus importantes créations de télévision et de cinéma de cette année ; tandis que les deux nouvelles saisons de X-Files ont été diffusées dans une indifférence quasi générale, due pour beaucoup à la médiocrité des épisodes « mythologiques »2 ouvrant et fermant chaque saison. L’épisode du retour, le S10E01, eut une audience comparable à celle des grandes heures de la série, avec seize millions de téléspectateurs ; dès l’épisode suivant presque la moitié de ceux-ci s’étaient évaporés. Et des huit millions encore présents devant le sixième et dernier épisode de la saison 10, il n’en restera que cinq devant le premier de la saison 11, chiffre qui descendra encore pour naviguer entre trois et quatre millions le reste de la saison. C’est bien dommage, car après une saison 10 dont il n’y a effectivement pas grand-chose à sauver (les deux épisodes écrits par les frères Morgan3, Darin – le S10E03 – et Glen – le S10E04), dans la saison 11 on assiste à un très net regain dans la qualité des épisodes. Un bon nombre d’entre eux (du 3 au 5, du 7 au 9) auraient tout à fait eu leur place parmi les saisons où la série était à son zénith en termes d’écriture et d’efficacité.

Derrière la façade de cette inversion de leurs courbes de popularité, les deux séries n’ont en réalité jamais été aussi proches. Voir ou revoir le S10E01 de X-Files après la saison 3 de Twin Peaks montre qu’elles font du même évènement la source symbolique du Mal de l’époque contemporaine : l’invention et les premières détonations de bombes atomiques4. D’autres échos très puissants entre les deux œuvres surgissent au détour des épisodes. Le discours conspirationniste radical et acerbe, mais reposant sur un fond de vérités et exprimé avec une vigueur sincère par Mulder (également dans le S10E01) recoupe celui du Dr. Jacoby dans Twin Peaks. « L’Homme à la Cigarette » est montré dans le S10E06 ouvrant littéralement son visage, tout comme Sarah Palmer dans l’épisode 14 de Twin Peaks ; et le S11E01 le dépeint comme une force maléfique trop puissante pour être véritablement humaine, increvable, qui pourrait à l’instar de Mr. C. provenir de la Loge Noire de Twin Peaks – et qui viole lui aussi les femmes ayant le malheur de croiser son chemin.

Ce qui unit désormais le plus Twin Peaks et X-Files est qu’elles ont toutes les deux le regard fixé sur les mêmes sujets : le passage du temps et la jeunesse évaporée. Vingt-cinq ans de césure pour la série de Lynch, quinze pour celle de Carter : ce ne sont plus là des parenthèses, mais des gouffres qui engloutissent tout un pan de la vie. Dans leurs nouvelles saisons, les deux œuvres contemplent ces gouffres avec un mélange d’acceptation du présent et de nostalgie du passé, qui donne une tonalité douce-amère à leur choix de reprendre chacune tel quel leur générique originel. Chaque épisode de X-Files s’ouvre ainsi sur des réminiscences de l’apparence de ses héros dans leur jeunesse, avant de nous ramener à la réalité de leurs visages et corps burinés, usés par le temps autant que ceux de Dale Cooper et consorts. Du point de vue des personnages, les auteurs de X-Files traitent la question sous plusieurs angles : symbolique (dans le S10E01, Scully est remplacée dans le rôle de la jeune femme enlevée et fécondée par les aliens, par une jeune femme de l’âge qu’elle avait lorsque cela lui est arrivé dans la saison 2) ; malicieux (le S10E05 confronte Mulder et Scully à des doubles d’eux-mêmes aux débuts de la série, deux jeunes agents du FBI qui leur sont identiques dans leur apparence, leur caractère, leur dynamique) ; inquiet (le S11E03 met explicitement sur la table le sujet de la retraite – « qu’est-ce que nous allons devenir lorsque nous serons vieux ? ») ; ou encore comique (les lunettes dont Mulder doit s’équiper dans le S11E09, pour compenser sa presbytie naissante).

Ce qui unit désormais le plus Twin Peaks et X-Files est qu’elles ont toutes les deux le regard fixé sur les mêmes sujets : le passage du temps et la jeunesse évaporée. Vingt-cinq ans de césure pour la série de Lynch, quinze pour celle de Carter : ce ne sont plus là des parenthèses, mais des gouffres qui engloutissent tout un pan de la vie

Ce même épisode S11E09, le dernier de la série hors mythologie, tient idéalement son rôle conclusif. Intitulé « Rien n’est éternel », il fait dire à Mulder dans ses dernières répliques que « vieillir n’est pas une maladie, mais un phénomène naturel ». Dans de tels moments X-Files semble pleinement consciente de son vieillissement, et de son obsolescence. Elle ne l’est jamais autant que dans le meilleur épisode de son retour, le brillamment déjanté « L’effet Reggie » (S11E04), où Darin Morgan donne la clé qui explique pourquoi la série a beaucoup perdu, malgré elle, de sa pertinence aujourd’hui. Un personnage, le professeur ‘They’, y dit tout de go à Mulder « votre temps est révolu ». Puis il développe, sans prendre plus de gants : « nous vivons dorénavant dans une ère post-conspirationniste. […] Les gens se désintéressent de voir la vérité éclater, car ils ne savent plus ce que l’on entend par ‘la vérité’. Plus personne n’est en mesure de différencier ce qui est vrai de ce qui est faux ». Quand Mulder lui réplique ne pas en croire un mot, They reprend la balle au bond : « croyez ce que vous voulez, c’est ce que tout le monde fait maintenant de toute façon. […] Notre président actuel a eu un jour cette remarque profonde : ‘personne ne sait vraiment’5 ».

Si chacun a sa vérité, plus personne ne se préoccupe de la quête de la « vérité objective » qui motive Mulder et Scully. Ceux-ci s’en trouvent déphasés par rapport au présent ; et avec eux la série qui les suit dans leur mission rendue intrinsèquement vaine. Dans la pensée bouddhiste, un tulpa est un corps sans âme ni conscience, un être désincarné, non-humain qui évolue au milieu des humains. Le concept du tulpa est très présent dans la saison 3 de Twin Peaks – Lynch s’en sert pour caractériser les copies de Cooper et de Diane manufacturées dans la Loge Noire. Vidée de son essence, de sa raison d’être, X-Files est en définitive devenue le « tulpa » de son modèle Twin Peaks, tout comme Dougie Jones est le tulpa de l’agent Dale Cooper. En même temps que Lynch réalisait la saison 3 de Twin Peaks, le terme de tulpa est apparu, sans concertation, au cœur d’un épisode de X-Files (le S10E04) ; dernier signe fort de la connexion spéciale, indéfectible entre les deux séries.

1 David Duchovny en tête évidemment, qui incarnait dans Twin Peaks une agente transgenre de la DEA (Denise Bryson) ; mais aussi Don Davis (Major Briggs dans Twin Peaks et le père de Dana Scully dans X-Files), et dans des apparitions dans un seul épisode de X-Files Richard Beymer (Benjamin Horne), Kenneth Welsh (Windom Earle), Michael J. Anderson (« l’homme venu d’un autre endroit »), Michael Horse (Hawk), Jan D’Arcy (Sylvia Horne), Frances Bay (Mrs. Tremond)…

2 Il s’agit des épisodes formant la trame du récit principal de la série, par opposition aux épisodes dits « stand alone », lesquels fonctionnent de manière indépendante en racontant des histoires qui se déroulent entièrement, de leur introduction à leur conclusion, au sein de l’épisode.

3 Déjà dans les années 1990 la série leur a dû une grande part de sa réussite initiale, car ils ont ouverts des voies où les auteurs de X-Files ont trouvé la plupart de leurs meilleurs épisodes : Glen Morgan (avec James Wong) celle de l’horreur, son petit frère Darin celles de l’humour et du traitement méta des personnages et des récits.

4 Dans Twin Peaks, cet évènement catastrophique est figuré dans l’épisode 8.

5 « Nobody knows for sure ».