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Hérédité : une insoutenable impuissance

Sortie le 13 juin 2018. Durée : 2h07.

Par Erwan Desbois, le 04-07-2018
Cinéma et Séries

Il y a trois manières de rire dans un cinéma : rire aux gags d’un bon film, rire aux dépends d’un mauvais film, et enfin rire pour se protéger d’un film qui nous met trop mal à l’aise. Ce troisième type de rire, comme mécanisme de défense, remplit les salles où est projeté Hérédité. Il s’agit du premier long-métrage de son auteur, le trentenaire Ari Aster, dont le coup d’essai est un coup de maître, un film d’horreur brillamment malsain et malfaisant. Deux heures durant, Aster pratique les mêmes formes de manipulation et de tourment mentaux à notre encontre, et à notre insu, que celles que subissent ses héros, les membres de la famille Graham – Annie et Steve (Toni Collette et Gabriel Byrne) et leurs enfants adolescents, Peter et Charlie (Alex Wolff et Milly Shapiro). Le résultat est un superbe spécimen de cinéma démoniaque (au sens propre : où les démons sont présents) ; le digne rejeton d’un croisement entre Rosemary’s Baby, référence évidente d’Aster dans la construction de son film, et le coréen The strangers, qui prenait pareillement plaisir à perdre ses personnages et ses spectateurs dans une forêt de signes impossibles à interpréter, jusqu’à ce que folie s’en suive.

La mise en scène alimente la sensation que le film lui-même est possédé, jusque dans sa matière, par les forces maléfiques qui en ont après les personnages

Suite à l’enterrement d’Ellen, la mère d’Annie, qui ouvre le récit, des phénomènes étranges gangrènent l’existence des Graham et la rendent progressivement invivable. Une poignée de chocs brutaux et traumatisants se glisse dans le lot, mais la dynamique d’Hérédité reste un lent glissement maîtrisé dans l’effroi désespéré, plus qu’un enchaînement de secousses sur un tracé ne menant nulle part. Le modèle du film n’est pas celui des montagnes russes mais des sables mouvants, dont sortir indemne est bien plus incertain et éprouvant. Cette orientation se retrouve de manière concrète jusque dans la mise en scène, qui tourne le dos aux effets de bas étage que sont les jump scares – provoquer des sursauts de l’ordre du réflexe chez le spectateur, par une brutale rupture visuelle ou sonore – et leur préfère l’élaboration de longs et beaux plans, ciselés tant dans leur remplissage du cadre que dans leur déploiement dans la durée. La force de ces plans doit beaucoup à un travail formel remarquable (qui fait qu’Hérédité doit être vu dans les meilleures conditions de projection possibles, donc dans une belle salle de cinéma) : sur la photographie, qui met à profit les spécificités du numérique pour filmer des silhouettes évoluant dans une pénombre mouvante ; et sur le son, dont le mixage et la spatialisation des effets nous fait plus d’une fois perdre pied. Les infrabasses nous rongent de l’intérieur, tandis que de simples claquements de langue deviennent plus terrifiants que tous les coups de boutoir sonores envisageables.

Tel un poison inoculé au goutte-à-goutte dans notre système et faisant lentement mais sûrement effet, ces stratégies de mise en scène font grandir la sensation que le film lui-même est possédé, jusque dans sa matière, par les forces maléfiques qui en ont après les personnages. Cette sensation d’impuissance nocive, pernicieuse, Aster l’entretient également par son refus de nous laisser comprendre les règles du jeu horrifique imposé aux protagonistes (là encore, à rebours du fonctionnement classique des films d’horreur, où les règles sont exposées avant d’être appliquées) ; et par ses cadres larges fixes, vus en coupe comme à travers les murs d’une maison de poupée. Ces plans, et l’élément de l’intrigue auquel ils se rattachent, constituent un indice parmi d’autres de l’importance du déni dans la narration d’Hérédité. La grande force agissant en sous-main du récit est en effet l’ampleur que peut prendre la puissance du déni dans l’inconscient humain. Un faisceau de signes et de détails disséminés dans l’histoire (et que l’on ne détecte certainement pas tous à la première vision) semble indiquer qu’Annie était consciente bien avant le début du film de la menace ciblant sa famille, qu’elle aurait refoulée avant de la voir déferler sans qu’il soit plus possible de se protéger. Ari Aster, par son écriture superbe du rôle, et Toni Collette, par l’interprétation exceptionnelle qu’elle en donne, composent avec Annie un intense portrait de femme au destin tragique. Elle est la preuve qu’Hérédité a ses racines profondément enfouies dans le mental humain. Ce n’est donc que logique qu’il produise un tel effet sur notre mental, nous malmenant et nous secouant nerveusement.