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Shéhérazade : allegro con fuoco

Sorti le 5 septembre 2018. Durée : 1h52.

Par Guillaume Augias, le 14-09-2018
Cinéma et Séries

Seuls dans la foule. Quand le jeune couple commence à se former, sur un boulevard bondé d’une Marseille entre chien et loup, la main de Zachary entoure la nuque de Shéhérazade sans qu’on sache s’il s’agit d’un geste de prédation potache ou d’affection maladroite. Ce mouvement ambigu témoigne du grand écart permanent à l’œuvre dans le cinéma de Jean-Bernard Marlin, qui signe ici un premier long-métrage très convaincant, à l’émotion toute aussi immédiate qu’élaborée.

Le titre du film, tout d’abord, n’hésite pas à promettre monts et merveilles narratifs des Mille et une nuits, là ou la forme du film a la simplicité du portrait. Le naturalisme du jeu, ensuite – le parler populaire marseillais étant celui d’acteurs non professionnels, les magnifiques Kenza Fortas et Dylan Robert en tête –, contraste fortement avec une esthétique toutes voiles dehors : clairs-obscurs travaillés, visages thuméfiés filmés comme des angelots de Raphaël, plan dans un miroir pour exprimer l’incommunicabilité mère-fils baignée d’un « Je t’aime Zachary » sans conviction, musique baroque avec en point d’orgue l’été de Vivaldi.

Et l’argument, enfin, qui évoque celui de Roméo et Juliette mais comme à l’envers, les Capulet et les Montaigu devenant les Hommes et les Femmes. En effet, le schéma de la tragédie classique est davantage déplacé dans les thématiques que dans l’espace et le temps. Zacharie et Shéréhazade se plaisent, se cherchent, se séduisent et sont inexorablement attirés l’un vers l’autre. Il devient son proxénète pour rester près d’elle, la vie semblant le concerner beaucoup moins que leur amour. Ce qui les éloigne prend la forme non pas d’une guerre de clan mais d’un carcan immémorial, celui en vertu duquel les prostituées sont des pestiférées, la relation sexuelle désirée mais malmenée, salie à défaut d’être acceptée.

Jean-Bernard Marlin travaille le matériau brut d’acteurs issus du cru pour faire advenir un des films les plus touchants de ces dernières années

Dans une scène du début du film, Zach qui vient de sortir d’une prison pour mineurs se trouve chez Ryad, son ami d’enfance. Ils fument des joints torses nus quand le premier dit au second, les yeux dans les yeux, « Je n’ai que toi ».  Quelques heures à peine plus tard, invité à loger dans la chambre de Shéhérazade qui n’est pas encore sa compagne, il fait la rencontre de sa colocataire, une transexuelle qu’il juge d’emblée dégoûtante car « dans le péché ». Pourtant il l’appelera bien vite « ma sœur » et finira, dans une scène d’une grande audace formelle, à faire à « [sa] femme » Shéhérazade une des plus belles et des plus délicates déclarations d’amour jamais vues, dans l’agora du tribunal.

Ce qui est ici un contexte – les bas-fonds de Marseille – était dans Le Monde est à toi un prétexte – la cité du Pont de Sèvres. Les parallèles entres les deux films sortis récemment sont nombreux, de la mère toxique – trop absente ou trop présente – au caïd frileux poussant le héros dans ses retranchements – Mehdi ici, Poutine chez Romain Gavras – mais ce sont des lignes bien éloignées. Aucune prétention au clip ni à la morale ourlée chez Marlin, qui travaille le matériau brut d’acteurs issus du cru pour faire advenir un des films les plus touchants de ces dernières années.