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Orson Welles et la vérité des miroirs déformants (1/2) : La dame de Shanghai

Sortie en France en Blu-Ray le 14 novembre 2018 (édité par Carlotta). Durée : 1h28.

Par Erwan Desbois, le 26-11-2018
Cinéma et Séries
Cet article fait partie de la série 'Orson Welles' composée de 2 articles. Le mois de novembre 2018 a vu Orson Welles revenir au centre de l’actualité cinéphile, avec la diffusion par Netflix (depuis le 2 novembre) d’une version achevée de De l’autre côté du vent (The Other Side of the Wind), film qu’il n’avait pu finir avant sa mort ; et la sortie de La dame de Shanghai par Carlotta Films (le 14 novembre) dans un Blu-Ray collector et remastérisé. Voir le sommaire de la série.

La dame de Shanghai, tourné à cheval entre 1946 et 1947 et sorti en 1948, est l’avant-dernière tentative d’Orson Welles de réaliser un film au sein des grands studios hollywoodiens (son extraordinaire adaptation de Macbeth, mise en scène dans la foulée, est faite dans une économie de série B, avec un tout petit budget et sans stars). Par la suite, Welles ne tentera plus qu’à deux reprises de revenir de son exil européen, pour La soif du mal en 1958 (réalisé pour Universal) puis De l’autre côté du vent à partir de 1970 – une production qui devint une épopée, menée à Los Angeles mais en indépendant, et qui est le sujet de l’autre texte de notre diptyque consacré au cinéaste.

Comme La soif du mal, et comme La splendeur des Amberson (le deuxième long-métrage de Welles, après Citizen Kane) dès 1942, La dame de Shanghai fut mutilé avant sa sortie par le studio qui l’a produit. Les différents contenus du superbe coffret collector édité par Carlotta (plusieurs entretiens en suppléments sur le Blu-Ray, des textes et d’autres interviews regroupé.e.s dans un livre intitulé « Miroirs d’un film ») couvrent de manière exhaustive les lésions infligées au film par Columbia : tournage additionnel, remontage, annulation de toutes les expérimentations sur le son, et demande faite à Welles (qui était exclu des autres opérations de remodelage du film) d’enregistrer une voix-off. La dame de Shanghai tel qu’on peut le voir n’est donc qu’une approximation de la version originelle de son auteur. Mais la vision de Welles était si forte que même abîmée, elle reste tout à fait perceptible, et marquante – on parle après tout de quelqu’un capable, lorsqu’on lui impose d’écrire une voix-off comme ici, de faire en sorte que celle-ci parle essentiellement de lui-même.

La dame de Shanghai tel qu’on peut le voir n’est qu’une approximation de la version originelle de son auteur. Mais la vision de Welles était si forte que même abîmée, elle reste tout à fait perceptible, et marquante

« Quand je commence à me ridiculiser, presque rien ne peut m’arrêter […] Certains savent pressentir le danger ; pas moi » : ces extraits du monologue d’ouverture prononcé en voix-off par le protagoniste de La dame de Shanghai, Michael O’Hara, s’appliquent de manière transparente à la carrière tourmentée d’Orson Welles (qui interprète O’Hara en plus de toutes ses autres fonctions sur le film). Sur ses quarante ans de travail, les longs-métrages correspondant dans leur version finale à l’idée qu’en avait Welles sont une goutte d’eau, au milieu d’un océan de projets inachevés ou altérés. Les torts sont partagés entre les producteurs successifs, et Welles lui-même, qui n’est jamais parvenu à surmonter son inaptitude aux rapports de manipulation, conflit, négociation, nécessaires pour faire tourner les rouages de la machinerie complexe et ambiguë qu’est l’industrie du cinéma. Dans un des bonus, Simon Callow, historien du cinéma et biographe de Welles, décrit avec pertinence cette incapacité du cinéaste à faire des concessions ou des efforts, voire mentir ou manigancer – des carences qu’il partage avec son alter ego à l’écran, O’Hara, et qui sont prépondérantes dans la définition de leur place à tous les deux dans le monde.

Dans son interview pour « Mémoires d’un film », la productrice Dominique Antoine (qui a travaillé avec Welles sur De l’autre côté du vent) pointe un détail signifiant : le rôle de O’Hara est l’un des rares pour lesquels Welles n’a pas fait couvrir son nez (qu’il n’aimait pas) par une prothèse. Selon les mots d’Antoine, « quand il ne maquillait pas son nez, c’est qu’il voulait prouver qu’il ne se cachait pas. La dame de Shanghai est d’une lucidité totale d’Orson Welles sur lui-même ». Cette lucidité porte sur la description de ses expériences hollywoodiennes, et en particulier la production du film lui-même. Le trio au cœur du récit, entre O’Hara le marin, l’irrésistible Elsa dont il tombe amoureux, et le mari de celle-ci, Arthur Bannister, un avocat célèbre qui embauche O’Hara sur son yacht luxueux, est le reflet dans un miroir à peine déformant du trio réel formé par Welles ; Rita Hayworth, épouse du cinéaste au moment du tournage et star de Columbia ; et Harry Cohn, patron tout-puissant du studio.

La mise en scène est volontairement grotesque, comme un mécanisme de survie de la part de Welles, pour ne pas sombrer corps et âme dans l’abîme ouvert par l’étalage de cruauté et de cynisme des êtres qui l’encerclent

L’observation par O’Hara du microcosme nanti, tout-puissant et imbu de soi-même des avocats haut de gamme, dans un contexte de film noir (Grisby, l’associé de Bannister, propose à O’Hara de l’aider à simuler son meurtre pour toucher la prime d’assurance), offre à Welles l’opportunité de déployer sa vision du milieu des studios avec la virulence d’un conte cauchemardesque. Sur le yacht, baptisé Circé (la magicienne de la mythologie grecque qui ensorcelle les hommes en leur promettant tous les plaisirs), puis à terre, le récit confronte le regard d’un outsider, méprisé et manipulé (O’Hara / Welles), à une assemblée d’insiders (du monde juridique / cinématographique) monstrueux, à l’apparence violemment déformée. Bannister traîne péniblement ses jambes inertes à l’aide de béquilles, le visage de Grisby est constamment déformé par des rictus et des rires grossiers, et même Rita Hayworth y passe, sa longue chevelure rousse étant transformée par une coupe courte et une teinte blond peroxydé. Ces monstres règnent sur un monde à leur image : « bright, and guilty ». D’un « pique-nique » fastueux comme une réception hollywoodienne, à la solennelle salle de tribunal qui accueille le procès de O’Hara, le décorum est toujours majestueux mais sert de voile à des intentions autrement plus féroces. Aux yeux du héros, les invités du pique-nique ressemblent à « des requins qui s’entredévorent » ; et lors de son procès c’est lui, O’Hara / Welles, qu’ils comptent dévorer, avant qu’il parvienne à s’enfuir du tribunal.

La mise en scène de tous ces épisodes est volontairement grotesque, comme un mécanisme de survie de la part de Welles, pour ne pas sombrer corps et âme dans l’abîme ouvert par l’étalage de cruauté et de cynisme des êtres qui l’encerclent. La dame de Shanghai multiplie les plans et les répliques signalant à quel point la folie est toute proche, à portée de main – le plus saisissant est un plan au bord d’une falaise, filmé dans une plongée tellement accentuée que les personnages nous semblent sur le point de tomber dans le vide, sans rien pour les retenir. L’effritement de la logique et la déraison ont toujours trouvé un terrain fertile dans les intrigues labyrinthiques des films noirs. Dans La dame de Shanghai, Welles porte ce motif caractéristique du genre à un degré extrême et en fait le fondement de sa réflexion sur Hollywood ; tout le monde ment à tout le monde, et construit pour cela des histoires fausses. Il est dès lors logique que la résolution prenne place dans une fête foraine (le devenir du cinéma hollywoodien, prophétisé par Welles), au milieu d’un « palais de miroirs ».

Chaque plan de cette séquence des miroirs justifie le statut culte de celle-ci, création cinématographique inouïe, grandiose, que l’on peut regarder en boucle sans épuiser une miette de son pouvoir de fascination. Si sa réalisation garde une part de magie, le but de Welles dans cette scène est limpide : laisser les requins s’entredétruire jusqu’au dernier (jusqu’à l’agonie de Rita Hayworth, extraordinaire), et faire exploser tous les miroirs, et les faux-semblants qu’ils génèrent. C’est là le seul moyen pour espérer atteindre la vérité, dans un cheminement que Welles se voit, lors du dernier plan prémonitoire, devoir arpenter en solitaire après ce film.