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THIERRY CHATAIN

Janelle Monae – « Django Jane »
Extrait de Dirty Computer – 2018 – Coup de pied dans la fourmilière
Anna Calvi – « As A Man »
Extrait de Hunter – 2018 – Indie-rock post gender
Cardi B – « Money »
Single – 2018 – Rap bling

Ça fait des années que ça monte, comme une lame de fond, mais je crois qu’en 2018, la cause est entendue : la musique qui compte le plus, celle qui capte l’air du temps, n’est plus que rarement affaire de (jeunes) mâles blancs cis et hétéros, mais avant tout des discriminé.e.s de tout genre – femmes, racisé.e.s, LBGTI+. Et ma sélection n’en est qu’un reflet, sans volonté particulière d’enfoncer le clou – juste une question de plaisir personnel.

Janelle Monae était déjà intrigante et séduisante dans un registre funk afro-futuriste et glamour. Elle éclate sur ce Dirty Computer, troisième album où elle ne se cache plus derrière un personnage et étale sa pansexualité. « Django Jane » en est le cœur, manifeste féministe, noir, queer et politique au plus près de l’os, où sa voix, qui rappe plus qu’elle ne chante, exprime à la fois douleur et colère, au milieu de chansons beaucoup plus lumineuses.

A l’instar de Janelle Monae, Anna Calvi éclate sur son troisième album, mais pas exactement pour les mêmes raisons. Si l’Anglaise revendique depuis ses débuts son identité sexuelle queer, elle n’a jamais sonné aussi libérée. Elle n’hésite plus désormais à se laisser aller à un lyrisme qui lui sied parfaitement, passant du murmure au tonnerre sans jamais se départir d’une sensualité exacerbée. Le disque le plus sexe de l’année, pour moi.

Bon, il n’y a pas que le sexe, dans la vie. Il y a aussi le fric ! Et ce n’est pas Cardi B, qui s’est élevée par la ficelle du string – sans oublier Youtube et la téléréalité – des boîtes de strip minables au top des charts qui dira le contraire. La rappeuse du Bronx m’a cueilli au menton avec son dernier single à la production minimaliste et bourré de punchlines qui font mouche, comme « All my pajamas is leather (Uh)/Bitch, I will black on your ass/Wakanda forever/Sweet like a honey bun, spit like a Tommy gun ».

 

LUCILE BELLAN

Yves Duteil – « Le mur de la prison d’en face »
Extrait de Tarentelle – 1977 – Le passé derrière soi
Michael Nyman – « Debbie »
Extrait de The piano sings – 2005 – The trip to Spain
Chilly Gonzales – « Shut up and play the piano »
Extrait de The unspeakable Chilly Gonzales – 2011 – Working together

C’est des images très présentes. Comme des photos qui n’existeraient pas. Je me vois sur les marches de la batisse. Mon père montant les couleurs. Mon regard se perd sur le jardin. Le drapeau qui claque, juste soutenu par une corde. C’est comme le soleil qui se lève. C’est mon père qui fait se lever le soleil. Je dois avoir 7 ou 8 ans. Et la seule fois où je sors seule de ce monde fermé par de hautes haies, je me fais agresser.
C’est drôle de retomber comme ça sur des souvenirs d’enfance. Au détour d’une playlist composée par une intelligence artificielle. Je repense à mon père, à la confiance que j’avais en lui, en ce monde dont je savais déjà qu’il était plus vaste et qu’il courait bien au delà des thuyas. Quand j’ai choisi de prendre ma liberté, j’ai eu mal. Mais je ne suis jamais revenue en arrière. Mon enfance était finie. Et maintenant il ne me reste que des souvenirs en vrac comme des photos qui n’existent pas. Une bouteille de parfum que je n’ai jamais retrouvée, mon père et les couleurs, les fêtes et le vélo. J’ai cessé d’être une enfant le jour où j’ai perdu le bracelet en céramique qui portait mon prénom. Je l’ai tellement pleuré ce bracelet. Je ne me sentais pas entière sans lui. Je me suis réinventée dans les livres. Et cette année, enfin, j’ai mis ce passé derrière moi pour écrire mon propre livre.

J’ai entendu ma voix qui se brisait à la fin des phrases. Le regard fuyant vers une boîte de tests HIV dans le meuble à ma gauche. Je me suis répétée je crois, j’ai minimisé, j’ai souri aux phrases qui disent sans dire les mots qui font peur. J’ai dit « oui, des idées sombres, parfois ». Je suis repartie avec toutes ces boîtes de médicaments et le sentiment d’être à la fois plus légère et plus lourde. Maintenant il allait falloir accepter d’être cette personne là. Et il allait falloir essayer de changer. Essayer d’être heureuse, essayer d’avoir moins peur et d’être moins fatiguée. C’était le moment de demander de l’aide et maintenant je dois aller jusqu’au bout.
Cette année, il y aura eu des épreuves. Mais également de beaux moments. Un soir à Rotterdam, je me suis abritée sous un journal gratuit parce qu’il pleuvait. Il m’a prise en photo. J’avais encore dans la tête « Debbie » de Michael Nyman. Ce moment si beau, ça a rattrapé tout le reste.

Le piano selon Chilly Gonzales c’est une petite musique qui rentre dans la tête pour ne plus en sortir. Aussi propice aux ambiances de balades urbaines sous la pluie au mois d’octobre qu’aux premiers rayons de soleil d’avril sur les quais de Paris. Cela fait quelques années maintenant que ses morceaux accompagnent ma vie et le film de Philip Jedicke a ajouté un peu plus de corps à ce personnage fait d’ombre et de lumière qui nous offre son talent et sa folie aussi bien dans d’improbables rap que dans des créations musicales brillantes. Dans mon quotidien, la musique de Chilly Gonzales c’est aussi lui, ce compagnon, qui danse le dimanche matin, sur le parquet de l’appartement lumineux. C’est ces matins doux. Ces matins inestimables.

 

ERWAN DESBOIS

David Bowie – « Law (Earthlings on Fire) »
Extrait de Earthling – 1997 – Cauchemar prémonitoire
Parquet Courts – « Before the Water Gets Too High »
Extrait de Wide Awake ! – 2018 – GIEC Pop
Donovan – « Hurdy Gurdy Man »
Extrait de The Hurdy Gurdy Man – 1968 – Double face

David Bowie est mort il y a trois ans et, selon une théorie pas tout à fait sérieuse mais difficile à prendre en défaut, cet événement aurait été le déclencheur d’une augmentation en flèche du nombre de catastrophes nous menant droit dans le mur. Quoiqu’il en soit, Bowie avait capturé il y a vingt ans de cela toute la folie de l’atmosphère actuelle dans une chanson, la dernière de l’album Earthling (1997). De son titre à ses paroles (« I don’t want knowledge, I want certainty »), de la violence agressive de sa production à sa construction en forme de spirale démente et sans issue, « Law (Earthlings on Fire) » est l’hymne qui va comme un gant à notre présent.

L’un des meilleurs albums de cette année est rempli de titres euphorisants (« Wide awake ! », « Tenderness »), mais celles-ci cohabitent avec d’autres morceaux où les sensibilités politiques des quatre new-yorkais de Parquet Courts s’expriment sans voile. « Before the Water Gets Too High » est ainsi à prendre au sens littéral : c’est bel et bien une chanson sur le réchauffement climatique et la montée du niveau des océans, où l’emporte un pessimisme acerbe quant à l’issue de la lutte – « Is it someone else’s job, until the rich are refugees ? ».

Un article (en anglais) sur Slate raconte comment cette chanson, composée par un des musiciens les plus doux de son époque, était initialement considérée comme radieuse ; avant que son usage dans des films des années 1990 et 2000 lui confère une charge menaçante et malsaine. Le point culminant de ce cheminement de la lumière à l’ombre fut évidemment Zodiac de David Fincher, où le « hurdy gurdy man » devenait nul autre que le tueur du Zodiaque lui-même. Cette année, la chanson a encore été employée à des fins angoissantes dans un film (American Animals, malheureusement pas encore sorti en France), et cela lui va tellement bien qu’il y a peu de chances qu’elle puisse se défaire un jour de cette nouvelle peau poisseuse.