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High Flying Bird de Steven Soderbergh, reprendre le contrôle

Sortie le 8 février 2019 (sur Netflix). Durée : 1h30.

Par Erwan Desbois, le 18-02-2019
Cinéma et Séries

2019 marque le trentième anniversaire de la Palme d’Or obtenue par Steven Soderbergh pour Sexe, mensonges et vidéo, alors qu’il n’avait que vingt-six ans et qu’il réalisait là son premier long-métrage. Au cours de ces trois décennies d’activité, voire d’hyperactivité, Soderbergh a très rarement été là où on l’attendait, poussé par la volonté de ne jamais revenir sur ses pas ou même se retourner pour contempler le chemin parcouru. En 2013 le cinéaste avait même annoncé sa retraite, et bien que son œuvre depuis cette date soit aussi fournie qu’avant, il a d’une certaine manière tenu parole. Il a mis en scène une série (The Knick) puis deux longs-métrages auto-produits et distribués, Logan Lucky et Paranoïa, et n’est donc pas totalement revenu dans le giron d’Hollywood. Au contraire, il a poussé son mode de fonctionnement autosuffisant – il assure lui-même, sous pseudonyme, la photographie et le montage de ses films – jusqu’à utiliser l’an dernier un iPhone en guise de caméra pour Paranoïa. C’est à nouveau le cas pour High Flying Bird, ce qui forme une boucle parfaite puisque ce nouveau film a été vendu à Netflix ; il a donc été tourné sur iPhone (au format anamorphique cette fois-ci) et sera visionné sur smartphone, par une partie de son public. Et puisque Soderbergh a en horreur tout ce qui peut ressembler à une recette routinière, son film suivant (The Laundromat, sur les Panama Papers) sera lui aussi sur Netflix, mais réalisé dans des conditions plus classiques cette fois.

Mais laissons Soderbergh reprendre un coup d’avance, et concentrons-nous sur High Flying Bird, récit court et percutant des agissements d’un agent sportif, Ray Burke, pour sauver ses intérêts et ceux du rookie dont il s’occupe, pendant un week-end de lockout dans la NBA. Le lockout dans le sport-spectacle américain, c’est l’équivalent du shutdown pour leur gouvernement : lorsque les propriétaires des franchises et les joueurs ne trouvent pas d’accord financier, tout s’arrête pour une durée indéterminée. Ceux qui ont le plus d’argent peuvent évidemment en profiter pour faire encore plus pression sur ceux qui n’en ont pas autant. Parmi ces cibles toutes trouvées, il y a les rookies (des jeunes joueurs tout juste sortis de l’université et fraîchement embauchés par un club), et leurs agents payés au pourcentage d’un revenu soudain devenu nul. Brillamment tramée par le dramaturge Tarell Alvin McCraney (l’auteur de Moonlight), et portée par un casting all-star (le toujours parfait André Holland en tête, Zazie Beetz et Sonja Sohn des séries Atlanta et The Wire respectivement, Kyle MacLachlan qui prend un malin plaisir à tenir le mauvais rôle), l’intrigue de High Flying Bird échafaude un renversement de cet ordre inéquitable qui se rêve indéboulonnable.

Bien plus que la rencontre de Jerry Maguire et Ocean’s Eleven, High Flying Bird est un assaut sûr de soi et émérite où sont menées de front plusieurs guérillas, qui se complètent et s’entraînent l’une l’autre

High Flying Bird est bien plus que la rencontre de Jerry Maguire (le milieu amoral des agents sportifs) et Ocean’s Eleven (la combine qui prend de court les puissants et les spectateurs). C’est un assaut sûr de soi et émérite – porté par le goût et le talent de Soderbergh pour un cinéma de dialogues rendu follement énergique et captivant – où sont menées de front plusieurs guérillas, qui se complètent et s’entraînent l’une l’autre. Il y a celle de Soderbergh lui-même, comme auteur voulant s’affranchir du système une fois qu’il a compris qu’il n’en est qu’un rouage remplaçable : le plan de Ray implique de griller la politesse aux dirigeants de clubs (soit le dessein du cinéaste vis-à-vis des studios), en négociant directement avec les diffuseurs potentiels – dont Netflix, dans un clin d’œil transformé en parfaite mise en abyme. En parallèle de cette première rébellion se développe une dénonciation plus globale du système réduisant les humains à un statut de marchandises consommables, système dont un des centres névralgiques est le richissime quartier de Midtown Manhattan où se concentre l’action de High Flying Bird ; comme il y a dix ans celle de Girlfriend Experience, autre brillant thriller en chambre signé Soderbergh, déjà minimaliste dans sa forme et grand de par son intelligence et son acuité.

Dans les appartements et bureaux haut de gamme de Girlfriend Experience, c’était les femmes qui louaient leurs corps aux riches hommes blancs ; dans High Flying Bird, et dans les même décors, ce sont les noirs. Ce changement de catégorie opprimée et exploitée ouvre en grand la porte au spectre de l’esclavage, sujet dont le duo McCraney – Soderbergh ne se prive pas d’expliciter crûment l’actualité toujours brûlante. À cette domination abusive et persistante, le scénariste et le metteur en scène opposent une contre-attaque émancipatrice : l’exhortation à reprendre le contrôle de son corps, de sa carrière et de sa vie, pour les sportifs noirs dans le cadre particulier du récit. Dans ce but, High Flying Bird convoque de manière littérale une figure tutélaire, celle du sociologue Harry Edwards, et son livre The revolt of the black athlete. Encore plus limpide que le titre de celui-ci, il y a la manière impérative dont le film s’en fait le passeur, dans sa mise en application puis dans sa dernière réplique, énoncée quasiment face caméra : « you’ve got to read this ». « Tu dois lire cela », et agir ensuite en conséquence, plutôt qu’en exécutant soumis aux ordres et aux caprices des dominants.