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Identités fracturées : Us, de Jordan Peele et Synonymes, de Nadav Lapid

Us : sortie le 20 mars 2019, durée 1h56. Synonymes : sortie le 27 mars 2019, durée 2h03.

Par Erwan Desbois, le 08-04-2019
Cinéma et Séries

Us et Synonymes peuvent paraître très éloignés – un film d’horreur gore et féroce venant d’Amérique, un film d’auteur à cheval entre Israël et la France. Ils sont rapprochés par leur succès (Us a fait un immense carton au box-office, avec le meilleur démarrage aux États-Unis d’un film original1 depuis Avatar il y a dix ans ; Synonymes a obtenu l’Ours d’Or à Berlin, l’un des plus grands festivals de cinéma) et encore plus par leur thème commun, exploré selon des voies différentes. La convergence entre Us et Synonymes s’effectue autour d’un même traumatisme : l’insoutenabilité des cadres identitaires qui nous sont imposés aujourd’hui, de leur emprise et des sacrifices qu’ils exigent de nous. Dans les deux films, il est déjà trop tard pour espérer une réponse rationnelle et constructive à cette contrainte ; sa violence est trop forte, et ne peut plus provoquer en retour qu’une rage irrépressible et explosive.

Synonymes est un récit fortement autobiographique. Comme Yoav, son alter ego à l’écran, le cinéaste Nadav Lapid a quitté dans la foulée de son service militaire (obligatoire en Israël) son pays, qu’il haïssait de toutes ses forces, pour s’exiler dans un autre, qui le fascinait – la France. Il a passé plusieurs mois à vivre à Paris dans la misère, à tenter sans succès de muer vers une autre nationalité (allant jusqu’à refuser de parler hébreu et apprendre à marche forcée le français, en particulier via la mémorisation par cœur des synonymes qui donnent leur titre au film). Synonymes recrée ces mois de névrose, transposés dans un univers de fiction garni de personnages allégoriques, rendant d’autant plus criant l’écartèlement de Yoav entre deux cadres nationaux qui vous étouffent plutôt qu’ils ne vous renforcent. Les israéliens que Yoav croise à Paris sont obsédés par le combat et la force virile, et le consulat où il les retrouve ressemble à un bunker, au mur d’enceinte reproduisant celui derrière lequel Israël se replie. Les français les plus importants dans le récit sont un archétype de couple bourgeois, jeune d’apparence mais infiniment vieux intérieurement, mourant d’ennui, aux passions éteintes jusqu’à ce qu’ils trouvent en Yoav de quoi les ranimer. La femme du couple s’intéresse à son corps, l’homme à ses histoires qu’il aspire afin d’avoir enfin quelque chose à raconter – dans une métaphore acerbe du cinéma français qui se comporte en vampire vis-à-vis des cinéastes du monde. Plus loin dans le film, un cours d’éducation civique vide de leur substance et de leur éclat les concepts attachés à la France qui nourrissaient le rêve intime de Yoav, en les statufiant en une leçon stérile et générique. Yoav pensait se servir des mots pour se forger une nouvelle vie ; ces mêmes mots sont retournés contre lui, par l’écrivain et l’administration, fauchant net son espoir et le renvoyant à sa condition d’exclu, incapable de fondre son identité dans celle d’un groupe.

Us fait suite à Get Out dans la jeune carrière de Jordan Peele, comme Synonymes à L’institutrice dans celle de Nadav Lapid : sous la forme d’une impressionnante crise de nerfs et de fureur après un film plus élaboré, réfléchi, sûr de soi

Us fait suite à Get Out dans la jeune carrière de Jordan Peele, comme Synonymes à L’institutrice dans celle de Nadav Lapid : sous la forme d’une impressionnante crise de nerfs et de fureur après un film plus élaboré, réfléchi, sûr de soi. Get Out (à l’instar de L’institutrice) est une mécanique narrative parfaite, de grande précision, sur laquelle la réalisation vient se plaquer pour en renforcer la portée et l’impact. Dans Us (comme dans Synonymes) le rapport de force est inversé, le scénario est surtout là pour servir de rampe de lancement à la mise en scène, d’où provient toute l’énergie du film. Aucun des deux films ne retient ses coups, ni ne cherche à se faire bien voir. Ils frappent et tirent dans le tas, de toutes leurs forces, quitte à paraître excessif – il y a dans Synonymes un certain systématisme des effets, et dans Us une formalisation littérale des accusations (le double sens du titre, une réplique « Nous sommes américains »). C’est l’expression des tripes, après celle de l’intellect. Chez Lapid cela passe par la voix hurlante, tremblante, incontrôlable de Yoav ; chez Peele, par la bascule d’une horreur psychologique (la violence physique reste essentiellement hors champ dans Get Out) à une horreur viscérale, gore2. De l’angoisse au carnage, du Suspiria de Dario Argento (une plongée dans l’antre de sorcières dont l’on ressort victorieux) à son Inferno (un monde en éclats, en proie au chaos et à la peur, sans réparation en vue).

Peele semble avoir pris au mot la romancière Zadie Smith, qui écrivait pour signifier sa seule réserve à propos de Get Out : « Lobotomies are the cleanest cut ; real life is messier » (« les lobotomies sont une coupe nette ; la vie réelle est plus sale »)3. L’impureté est clairement de mise dans Us, en surface avec les mutilations des chairs et les giclées de sang, et plus encore dans le fond, le propos du film n’offrant ni distribution limpide des protagonistes entre bons et méchants, ni résolution rassurante. Le cinéaste reproduit des codes éprouvés du cinéma d’horreur pour mieux les pervertir, pour aboutir au même résultat que Ridley Scott dans son récent Alien Covenant : prendre le contre-pied du point de vue que l’on tenait pour acquis. Les personnages principaux de Us, la famille Wilson, sont pris pour cible par leurs doppelgängers armés de ciseaux, mais dans leur lutte contre ces monstres, notre identification aux héros est constamment mise à mal. Elle est entaillée par leur attitude avant et pendant la traque, teintée d’égoïsme et de matérialisme (on les voit jalouser leurs voisins encore plus opulents qu’eux-mêmes le sont déjà, puis céder à la tentation de profiter des évènements dramatiques pour s’approprier leurs signes extérieurs de richesse, bateau, maison, voiture), ainsi que d’une propension à la sauvagerie meurtrière désinhibée qui se révèle aussi forte que chez leurs adversaires.

Jordan Peele reproduit des codes éprouvés du cinéma d’horreur pour mieux les pervertir, pour aboutir au même résultat que Ridley Scott dans Alien Covenant : prendre le contre-pied du point de vue que l’on tenait pour acquis

Cette fissure dans nos certitudes sur le positionnement à adopter face au film, devient une faille béante quand Peele joue cartes sur table et révèle tous les tenants et aboutissants de son intrigue. L’affrontement entre les deux versions de la famille Wilson est la pointe émergée d’une lutte globale, entre ceux du dessus et ceux d’en-dessous. L’imagerie riche en symboles déployée par le cinéaste fait que cette lutte embrasse toutes les formes d’exploitation et d’oppression, depuis l’esclavage jusqu’aux fractures du présent générées par le néo-libéralisme, entre les fortunés et les exploités. Les niveaux intermédiaires pour maintenir le lien entre les extrêmes se délitent, et sont absents du film où l’on ne trouve que des nantis évoluant dans leur bulle (et aveugles au fait que celle-ci est rongée de l’intérieur), et des êtres dont l’on a nié avec force et depuis des années l’existence, l’essence. À force de les priver de tout, on les a privés de la possibilité d’une réponse qui ne soit pas elle-même d’une violence excessive, face à la violence et à l’effacement qui leur sont infligés. À la fin de Us, une fois soulevé son masque de film d’horreur mené avec maestria, s’étend devant nous une zone grise où tout le monde est bourreau et victime, violent et implorant. Et un propos politique acide, reflet du cul-de-sac où nous nous trouvons, de chaque côté de l’Atlantique, dans des sociétés clivées, agressives, où les issues positives sont devenues des chimères.

1 N’étant ni une adaptation, ni une suite ou un remake.

2 La voix de la version maléfique de l’héroïne est également abîmée, pour exprimer son rapport brisé au monde.

3 La lobotomie est la technique employée par les méchants de Get Out pour transplanter une âme dans le corps d’une de leurs cibles. Zadie Smith reprend cet élément du récit pour signifier que la distinction manichéenne entre bourreaux blancs et victimes noires, bien que valide, est une simplification par rapport au monde réel (son texte est disponible ici).