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Too Old to Die Young : splendeur macabre

Diffusion en France sur Amazon Prime Video (1 saison).

Par Erwan Desbois, le 11-09-2019
Cinéma et Séries

Sens dessus dessous, 2019 aura vu HBO, considérée comme la chaîne de référence en termes de séries d’auteur, diffuser avec la saison 8 de Game of Thrones ce qui se rapproche le plus à ce jour d’un blockbuster télévisuel (une orgie de scènes à grand spectacle conçues avec des moyens immenses, tandis que le développement de l’histoire et des personnages passe par pertes et profits). Après quoi Amazon Prime, possiblement le service de streaming le plus mainstream et capitaliste qui soit (il fait partie d’un abonnement dont le principal produit d’appel est d’avoir la livraison en un jour offerte sur tous les produits de cet hypermarché en ligne, poussant à son extrême la logique de l’accumulation et de l’immédiateté consumériste), a accueilli en juin la série la plus auteuriste et expérimentale de l’année, Too Old to Die Young de Nicolas Winding Refn. Le final cut obtenu par ce dernier de la part d’Amazon est un mystère impénétrable et invraisemblable, tant la série fait voler en éclats toute limite, en matière de radicalité de la conduite du récit, de lenteur du rythme, d’amoralité des rapports entre les personnages, de crudité et de perversité des scènes de violence et de sexe.

 

La quête baroque d’une construction cinématographique révolutionnée, uniquement guidée par la réplique du film « beauty is the only thing »

La trame vaguement narrée par Too Old to Die Young suit les trajectoires croisées de Martin (Miles Teller), policier corrompu et tueur à gages sans merci, et Jesus (Augusto Aguilera), héritier d’un cartel mexicain, dont la mère a été abattue par Martin. Mais ces deux hommes seront in fine éclipsés par deux femmes avec qui ils travaillent, Yaritza (Cristina Rodlo) et Diana – Jena Malone, qui jouait déjà dans The Neon Demon de Winding Refn (et y reprenait déjà en cours de route les clés du récit, des mains d’Elle Fanning). L’actrice n’est pas la seule à revenir de ce film, le dernier du cinéaste avant Too Old to Die Young. C’est l’ensemble de son programme qui est à nouveau à l’ordre du jour, à base de néons, de démons (et sorcières), et de la quête baroque d’une construction cinématographique révolutionnée, uniquement guidée par la réplique du film « beauty is the only thing ». The Neon Demon, dont la proposition – entamer les parcours de plusieurs personnages, traités à égalité, sans leur apporter de conclusion nette – était d’ailleurs similaire à un pilote de série, se revoit aujourd’hui comme l’ébauche de Too Old to Die Young. On y trouve des protagonistes auxquels ne sont allouées que des bribes de contenu narratif et de dialogues. Leur importance à l’écran est restreinte, diluée au milieu des décors immenses, des oppositions de couleurs éclatantes (les teintes rouges et bleues, dominantes dans The Neon Demon, ont chacune un épisode entier de Too Old to Die Young qui lui est consacré), des débordements musicaux, de la longueur de séquences et de mouvements de caméra se déployant bien au-delà du prévisible.

La formule du calme avant la tempête est poussée à son paroxysme dans Too Old to Die Young, où l’onde de choc des explosions de violence qui ravagent chaque épisode est décuplée par les vastes phases de suspension qui les précèdent

Cette manière d’exploiter la télévision, et sa déclinaison moderne qu’est le streaming, comme terrain d’expérimentations pour y produire une œuvre d’une grande liberté artistique et d’une durée dépassant la dizaine d’heures, rapproche Too old to die young de Twin Peaks : The Return. Les deux ont été réalisés par un seul homme, mais co-écrits en équipe – Nicolas Winding Refn a travaillé avec deux des scénaristes de la série Westworld, Halley Gross et l’auteur de comics Ed Brubaker, David Lynch avec son compère de longue date Mark Frost. Chaque œuvre est évidemment singulière, cependant elles se croisent en un certain nombre de points de convergence. Sur la vision d’ensemble : Lynch et Winding Refn inventent chacun un monde qui ressemble en surface au notre, mais où des forces ésotériques impénétrables agissent de manière continue et fluide. Dans des éléments du processus de création : tous deux profitent pareillement de la durée hors normes dont ils disposent pour intégrer à leurs récits des chansons interprétées dans leur totalité, au lieu de simples extraits.

L’étirement du rythme, pour un résultat oscillant entre torpeur et sauvagerie, est le rapprochement le plus évident entre les deux séries. L’horizon du travail de Winding Refn est dorénavant la perte de repères, aussi absolue que possible, à tous les niveaux. La raison des personnages est fréquemment terrassée par d’incontrôlables flambées de désir, charnel ou bien meurtrier. Dans notre position en théorie privilégiée de spectateur nous sommes pareillement bousculés, à la merci d’images privilégiant la puissance esthétique au sens logique, et d’une structure qui ne prend plus la forme d’une progression (et qui ne finira donc pas par retomber sur ses pattes) mais d’une respiration irrégulière. La formule du calme avant la tempête est poussée à son paroxysme dans Too Old to Die Young, où l’onde de choc des explosions de violence qui ravagent chaque épisode (celles des épisodes 2, 7 et 8 sont particulièrement stupéfiantes) est décuplée par les vastes phases de suspension qui les précèdent. Cette alternance de stases et de carnages génère un état hypnotique, auquel on se laisse d’autant plus prendre que Winding Refn déploie des trésors de créativité dans presque tous les épisodes – pour n’en citer qu’un exemple, la longue poursuite entre une voiture à essence et une voiture électrique dans l’épisode 5, méticuleusement conçue en termes de chorégraphie, de découpage, de mixage entre la musique et les sons des deux moteurs.