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Les Misérables : l’allumette et la poudrière

Sortie le 20 octobre 2019. Durée : 1h42.

Par Erwan Desbois, le 29-11-2019
Cinéma et Séries

L’ampleur de l’écho qui accompagne Les Misérables (Prix du Jury au festival de Cannes, tentative de récupération politicienne par Emmanuel Macron, distribution en salles sur 490 copies, digne d’un blockbuster français) aurait tendance à faire oublier que la voix du film a encore la fragilité de ce qu’il est : un premier long-métrage de fiction, avec les limites que cela implique. Ladj Ly, qui vient du documentaire et du court-métrage (il avait d’ailleurs réalisé en 2017 une version courte du récit de bavure policière filmée des Misérables, avec le même titre), est toujours plus à l’aise sur ce second format : il se dégage une grande force du prologue et de l’épilogue, qui sont largement au-dessus du reste. Le cœur du scénario, mélangeant récit classique du premier jour d’un policier bizuth et enquête sur le vol d’un lionceau dans un cirque, a ainsi la matière pour un moyen-métrage, gonflé pour durer une heure et demie. De plus, les ficelles narratives sont parfois trop voyantes, et la mise en scène ne s’écarte jamais de la grammaire de base du reportage embedded, en immersion – caméra mouvante à l’épaule, nappes de musique pesantes, et quelques images filmées au drone en guise de plans d’ensemble.

L’exploration de l’espace urbain, un temps promise par la trame de récit initiatique du nouveau que l’on conduit à travers la ville de Montfermeil, reste finalement restreinte. De même, le film est finalement timoré dans son propos au regard des événements réels, et en a d’ailleurs conscience : la première fois que la cité est sur le point de craquer, un flic dit à un des grands frères afin qu’il fasse redescendre la pression « rappelle-toi les émeutes de 2005, ça n’a servi à rien ». Les Misérables reste en-deçà de 2005, du drame de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré et de ses conséquences, tout comme il reste en-deçà d’autres violences plus récentes – la mort d’Adama Traoré des mains de la police, les multiples éborgnements au LBD lors et autour des manifestations des gilets jaunes…

Le monde où vivent les personnages des Misérables est une forêt définitivement trop sèche. Lorsque celle-ci brûle à cause d’une allumette, on ne peut plus affirmer qu’il s’agit d’une exception : c’est devenu la règle.

Ici la victime d’une bavure policière à base de LBD n’est ni tuée, ni éborgnée. Mais Ly lui réserve un destin fictionnel inattendu et puissant. Le visage méconnaissable et l’esprit habité par la vengeance, il devient le meneur improbable d’une insurrection massive et sauvage ; le Joker de Montfermeil. Le parallèle est manifeste entre les deux films, à la fois fruit du hasard en surface (leurs dates de sortie rapprochées) et absolument pas dans le fond – les deux œuvres captent un air du temps fulminant, tempétueux, qu’il est impossible d’ignorer. Malgré ses imperfections, Les Misérables se place un peu au-dessus, grâce à la vraie réussite qu’il a à faire valoir. Ly développe, et conserve de bout en bout, un regard objectif sur un monde où tous sont devenus coupables pour survivre, y compris les enfants, injustement jetés sur ce champ de bataille – des enfants déjà adultes, par opposition aux adultes encore enfants de Joker, qui choisit de plus le faux-fuyant de vouloir faire de tous ses personnages ou presque des victimes.

Dans le monde des Misérables ne règnent que des intérêts égoïstes (manifestations d’une masculinité toxique hégémonique : les seules femmes adultes que l’on voit dans le film se terrent dans des appartements ou des bureaux), visant à asseoir un pouvoir. La domination de ces desseins délétères transforme le monde où vivent les personnages en une forêt définitivement trop sèche. Lorsque celle-ci brûle à cause d’une allumette, on ne peut plus affirmer qu’il s’agit d’une exception : c’est devenu la règle.