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Napoléon doit mourir de Jean-Baptiste Bourgois

Éditions Sarbacane

Par Nicolas Tellop, le 31-10-2020
Littérature et BD
Cet article fait partie de la série 'Les BD confinées de Nicolas' composée de 2 articles. Nicolas Tellop vous propose une sélection de BD pour vous aider à traverser le confinement. Voir le sommaire de la série.

Une bande dessinée, c’est souvent un grand livre avec des petits bonhommes à l’intérieur. De ce point de vue, Napoléon doit mourir de Jean-Baptiste Bourgois est indubitablement une bande dessinée. Son auteur n’est pas inconnu, puisqu’il a illustré ces dernières années plusieurs albums pour la jeunesse – souvent écrits par d’autres, mais pas que. Ainsi, en 2017, Le Chevalier des lettres (Le petit lézard) lui a permis d’exprimer tout son talent en solo, avec pour résultat un récit délicieusement méta, à mi-chemin entre La Chanson de Roland et Georges Perec. En 2019, Bourgois publie sa première bande dessinée chez nul autre que Fantagraphics, le prestigieux éditeur américain. Dans un format qui préfigure Napoléon doit mourir, Paper Peril raconte la quête d’un homme cherchant à devenir artiste. Son épopée est jalonnée de formes sinueuses et autres griffonnages qu’il devra surmonter pour démêler les périls de l’expression artistique. Bref, encore du (bien beau) méta.

Avec Napoléon doit mourir, Jean-Baptiste Bourgois accède à une autre dimension

Avec Napoléon doit mourir, Jean-Baptiste Bourgois accède à une autre dimension. En quelques 160 pages, son récit laisse s’exprimer avec ampleur un style graphique qui conjugue ligne claire et spontanéité. Échappé du régime traditionnel de la case, le dessin s’inscrit dans l’espace blanc de la page, se conjugue aux autres qui lui succèdent, ou organise de vastes panoramas où la nature et l’architecture s’étalent avec un sens de l’épure qui n’oublie jamais de se conjuguer avec le goût du détail propre aux miniatures. Jamais de gros plan, mais des ensembles ou demi-ensembles qui évoquent certaines pages du jeune Gustave Doré bédéaste, et notamment celles de l’Histoire de la Sainte Russie. Moderne dans son trait et sa vivacité, absolument rafraîchissant, le dessin de Bourgois n’en fait pas moins retour vers le geste originel de la bande dessinée, celui des petits bonhommes mis en scène sur le papier, comme des soldats d’encre plutôt que de plomb. D’ailleurs, en s’intéressant à la navrante campagne de Russie napoléonienne, l’auteur trouve un contexte à la hauteur de ses aspirations : une épopée miniature, une tapisserie picaresque pleine de poésie, de fantaisie, d’effroi et d’horreur.

Tout bascule quand les monstres, la magie et les forces d’outre-tombe viennent dérègler la narration

Le héros de Napoléon doit mourir est Armand de Caulaincourt, authentique personnalité historique ayant effectivement côtoyé Napoléon Bonaparte dans ses œuvres, occupant à la fois les rôles de diplomate et général. Il a écrit En traineau avec l’Empereur, récit des quatorze jours et quatorze nuits qu’il passe en compagnie du Grand Général, lors de la retraite de Russie en 1812 : le fanatisme et la froideur de Napoléon y sont décrits sans fard. Surnommé « L’Intouchable », Caulaincourt était réputé avoir beaucoup de chance. Bourgois en fait un genre de super-héros aux pouvoirs surnaturels, invincible – mais pas moins humain pour autant. Dès le départ, le récit s’inscrit donc dans la logique du conte. Si une bonne partie de l’action se concentre sur la réalité historique, tout bascule quand les monstres, la magie et les forces d’outre-tombe viennent dérègler la narration pour la faire basculer dans une uchronie de fantasy horrifique et burlesque totalement inédite. Devenu général des monstres, Napoléon se montre tel le monstre qu’il est lui-même, aveuglé par sa soif de pouvoir et ses seuls intérêts politiques.

Pur génie, pure jouissance, ce livre rappelle bien des dérives de notre modernité à nous, avec son libéralisme pas moins monstrueux, qui dévore la vie et la société avec le même appétit que l’armée des monstres napoléonienne. Et comme on ne se refait pas, Bourgois ne s’interdit pas quelques clins d’œil méta, tel ce grognard répondant au nom de Benjamin Rabier (illustre illustrateur, au début du XXe siècle, des Fables de La Fontaine – entre autres – qui influença Hergé – entre autres). Le soldat Rabier raconte à Caulaincourt qu’il a dessiné un petit canard, que ce petit dessin l’accompagne sans cesse, et qu’il le regarde lorsqu’il perd courage et espoir. « C’est sans doute cela, répond le héros, que l’on appelle le pouvoir de la littérature – ou du dessin dans ce cas. Ce canard est d’une grande valeur. » Ce livre aussi.