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L’homme qui voulut être roi de John Huston : les mauvais génies de l’aventure

Ressortie en DVD et Blu-Ray chez Wild Side le 16 décembre 2020. Durée : 2h09.

Par Erwan Desbois, le 19-12-2020
Cinéma et Séries

Le décès récent de Sean Connery laisse le seul Michael Caine en vie, parmi le trio qui règne en majesté sur L’homme qui voulut être roi, réalisé par John Huston (décédé pour sa part en 1987 juste après avoir achevé son ultime chef d’œuvre, Gens de Dublin). Ressorti en cette fin d’année par Wild Side dans une édition riche en suppléments (reportage d’époque sur le tournage, interview de Jean-Jacques Annaud qui avait failli réunir les trois hommes pour Le nom de la rose, livre de Samuel Blumenfeld rempli de photos et de récits de production…), L’homme qui voulut être roi est un savoureux film d’aventures, qui n’a vieilli qu’en surface et a atteint le rang de classique impérissable.

Après tout, le film était déjà anachronique au moment de sa réalisation : Huston rêvait de ce projet depuis le début des années 1950, en ayant alors en tête le duo Bogart-Gable pour l’incarner. Il avait dirigé le premier peu de temps auparavant dans The African Queen et surtout dans Le trésor de la Sierra Madre, extraordinaire parabole grinçante sur les chimères que les hommes pourchassent, y consacrant toute leur énergie dans des quêtes vouées à l’échec. L’homme qui voulut être roi ne se concrétisera qu’un quart de siècle plus tard (et après trois scénarios préliminaires), ce qui renforce son anachronisme de façade. Comme Annaud le souligne dans son interview, dans les années 1970 la notion de réalisme commence en effet à s’imposer dans le cinéma américain qui sort de plus en plus des studios avec le Nouvel Hollywood ; sauf que le tournage en extérieurs du film de Huston transporte le sous-continent indien et l’Himalaya au Maroc (où le chef décorateur Alexandre Trauner a érigé des décors spectaculaires) et à Chamonix… Le duo d’acteurs n’est par contre plus américain mais britannique, ce qui colle bien mieux à la nouvelle de Rudyard Kipling à l’origine du récit – il y est question de deux anciens soldats de l’armée coloniale britannique en Inde, Dravot et Peachy, ayant pour projet de rejoindre le Kafiristan (pays mythique car enclavé loin au-delà de l’Afghanistan, et que nul européen n’aurait atteint depuis Alexandre le Grand) et d’en devenir les rois.

L’expédition est doublement riche, d’abord du plaisir au premier degré de l’aventure à grand spectacle, puis d’un regard critique acéré sur la prédation pratiquée sans retenue par les explorateurs/envahisseurs blancs « découvrant » un pays qu’ils réduisent à l’état « sauvage »

La connexion thématique évidente entre Le trésor de la Sierra Madre et L’homme qui voulut être roi était absolument souhaitée par Huston, avec un twist : dans ce second récit, c’est seulement après avoir atteint leur but fabuleux que les protagonistes échouent. Leur expédition est ainsi doublement riche, d’abord du plaisir au premier degré de l’aventure à grand spectacle (tant que Dravot et Peachy sont vulnérables, face aux éléments qu’ils bravent, le désert, la haute montagne, les premiers affrontements au Kafiristan), puis d’un regard critique acéré sur la prédation pratiquée sans retenue par les explorateurs/envahisseurs blancs « découvrant » un pays qu’ils réduisent à l’état « sauvage ». Ils s’en approprient sans vergogne les richesses matérielles et humaines, abusant des caprices favorables du destin (une flèche en plein cœur stoppée « magiquement », péripétie inventée par Huston qui renforce les thèmes présents dans l’histoire de Kipling) afin de se considérer comme investis d’un destin grandiose qui les autoriserait à piétiner autrui.

La puissance du film dans ces deux faces doit beaucoup aux performances mémorables de Connery et Caine, aussi convaincants dans l’insouciance des baroudeurs que dans la toxicité des profiteurs, merveilleusement complices, qui jouent totalement libres et en pleine adéquation avec l’amoralité chère à Huston. Leur dialogue alors qu’ils croient leur dernière heure venue, piégés par une tempête de neige, en est la plus parfaite affirmation : « Je ne dirais pas que notre présence a rendu le monde meilleur. Personne ne pleurera notre perte – Comme si nous le souhaitions ! Nous n’avons pas beaucoup de bonnes actions à notre crédit – Pas la moindre ! » Une avalanche providentielle les sauve de ce mauvais pas, et ce retournement des valeurs (normalement une avalanche est censée vous tuer, pas vous sauver) préfigure l’inversion tragique qui prévaut dans la seconde moitié du récit : suite à leur retour miraculeux parmi les vivants, Dravot et Peachy ne deviennent en aucune façon une version améliorée ou repentie d’eux-mêmes. Ils ne changent pas d’un iota, fidèles à la vision de l’humanité mi-fataliste mi-moqueuse de John Huston, qui les laissera au bout de l’aventure en ayant tout perdu (jusqu’à la vie pour l’un et la santé mentale pour l’autre) sauf une chose : leur orgueil. À chacun de décider si cela représente beaucoup ou trop peu de choses.