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Par une étonnante coïncidence, le livre dont il s’agit ici sort en librairie au même moment qu’un essai de la jeune romancière Julia Kerninon publié aux Presses universitaires de France sous le titre Le chaos ne produit pas de chefs-d’œuvre. Les écrivains, le travail et la légende. Cet essai, qui est la prolongation d’une thèse en littérature américaine, s’intéresse à trois figures du XXème siècle (Faulkner, Hemingway et Steinbeck) afin de démystifier l’aura de chacun d’eux et chanter le savoir-faire derrière les statues du Commandeur. On notera que le propos s’attache à des écrivains d’outre-Atlantique, comme si la légende n’était pas une composante française, mais aussi qu’il cherche à faire descendre les Grands écrivains de leur piédestal sans pour autant questionner la légitimité de la notion-même de Grand écrivain.

Or c’est là précisément tout l’objet de l’ouvrage que fait paraître aujourd’hui Johann Faerber et qui fait suite à Après la littérature. Écrire le contemporain (PUF, en 2018). Lui aussi docteur en littérature, par ailleurs éditeur et enfin critique sur le site Diacritik qu’il a co-fondé, Faerber tâche de mettre en perspective ce culte écrasant du Grand écrivain. Un culte suffisamment puissant pour que, scène incroyable qu’il relate, les obsèques de Jean-Paul Sartre résonnent du silence éloquent des personnalités réunies pour lui rendre un dernier hommage. En effet, le spécimen ultime du Grand écrivain avait acquis une telle assise dans les Lettres françaises et au-delà, au sein de toute la classe politico-médiatique, que personne n’aurait osé s’avancer pour hasarder une prise de parole, au risque d’être à tout jamais ostracisé en cas de faux pas.

D’autres obsèques hantent ce livre, mais dont l’auteur ne parle pas : ce sont celles de Joseph Ponthus. Le jeune auteur, récompensé en 2019 du Grand prix RTL-Lire pour son unique roman À la ligne. Feuillets d’usine (La Table ronde), est décédé prématurément quelques jours avant la sortie de l’ouvrage qui nous occupe. Faerber l’évoque en contrepoint des auteurs actuels qui courent après le motif moribond du Grand écrivain, pour montrer qu’il est possible d’aborder un thème social (le travail à la chaîne) de manière littéraire et même dans un hommage aux «grands patrons» de la littérature sans pour autant se placer sur le devant de la scène, avide de capter la lumière des illustres aînés dans le sillage desquels on souhaite s’inscrire.

Pour Faerber la chose est sans équivoque : le Grand écrivain a fait long feu. De Voltaire à Zola, en passant par la célèbre et symptomatique formule de Victor Hugo, «Je serai Chateaubriand ou rien», le livre s’est pour ainsi dire refermé avec fracas en 1980, lors de ces funérailles muettes de l’auteur des Mots et de Qu’est-ce que la littérature ?, de ce Sartre qui fut si grand et si peu écrivain. Et ce ne sont pas les mondanités d’un autre âge qui le feront revivre : Marie Darrieussecq et Leïla Slimani en diaristes de confinement, Virginie Despentes et le duo Édouard Louis-Geoffroy de Lagasnerie en champions de la tribune auto-satisfaite ou encore Emmanuel Carrère qui ne cesse de s’écrire ecrivant. Ni le virilisme éculé de Renaud Camus, Richard Millet ou Sylvain Tesson.

À la névrose qui aura vampirisé la vie littéraire française pendant de trop nombreuses décennies, Faerber préfère une cure de nouveaux noms, afin de mieux se ressourcer dans l’amour de la chose écrite

Ces derniers, ainsi et surtout que le phénomène frelaté qu’est devenu Michel Houellebecq, sont montrés par l’auteur comme les héritiers directs d’une vision du Grand écrivain en chantre de la Nation. De Maurras à Barrès, Céline inclus, une tradition française bien ancrée fait de l’écrivain dit majeur un homme qui se doit de faire de sa plume l’épée d’un croisé moderne, en butte aux adversaires de la France, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs. Avec le Mémorial de Sainte-Hélène et les Mémoires de guerre, cela comprend les volumes aujourd’hui pléiadisés de Napoléon (via Las Cases) et de Gaulle.

À la névrose qui aura vampirisé la vie littéraire française pendant de trop nombreuses décennies, Faerber préfère une cure de nouveaux noms, afin de mieux se ressourcer dans l’amour de la chose écrite. Son intention peut évoquer celle qui fit le succès de Pierre Jourde en 2002 avec La Littérature sans estomac (L’Esprit des péninsules). On a sans doute oublié, en effet, qu’au-delà des costards taillés à Frédéric Beigbeder, Christine Angot ou Christian Bobin, Jourde disait toute son admiration pour l’œuvre d’Éric Chevillard, Gérard Guégan ou encore Valère Novarina. Faerber, lui, met en avant Valérie Quintane, Tanguy Viel, Rebecca Lighieri (pseudonyme d’Emmanuelle Bayamack-Tam), Camille de Toledo, Célia Houdart, Laurent Mauvignier, Dominique Dupart et les poètes Stéphane Bouquet et Clément Beaulant, autant d’antidotes au mythe du Grand écrivain.

Pour finir par le début, on notera avec gourmandise l’art de l’incipit que Faerber développe à chaque entame de chapitre :
«Nous n’avons plus d’écrivains légendaires.»
«Même aujourd’hui, le Grand écrivain n’en finit pas d’être un homme de la IIIème République.»
«Le Grand écrivain a toujours déjà été une supercherie.»
«En France, un événement n’arrive jamais seul. Il est toujours suivi d’un cortège d’intellectuels qui entendent faire non seulement écho à l’événement mais, à leur tour, faire événement.»
«Le Grand écrivain, c’est fini.»
«Le contemporain sonne l’heure d’une littérature qui veut se débarrasser des oripeaux du Grand écrivain.»
«Il faudrait renoncer à être l’écrivain.»

Car enfin l’expression Grand écrivain comporte bien une majuscule à Grand et pas à écrivain (graphie hélas abandonnée par la couverture du livre). L’espoir se situe peut-être dès lors dans la typographie, dans la possibilité de jeter ce Grand et de ne garder qu’un écrivain soudain redevenu humain et désirable : celui d’une littérature du chant plutôt que d’une littérature qui a son mot à dire.