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Red Pill d’Hari Kunzru : jusqu’à la mort de la mort

Paru le 1er avril 2021 aux éditions Christian Bourgois. Traduction : Élisabeth Peellaert

Par Guillaume Augias, le 23-04-2021
Littérature et BD

«J’étais une vapeur, un méli-mélo incohérent d’événements à l’intérieur d’un sac de peau» : dès l’entame du roman on sent que ça ne va pas très fort pour son narrateur, écrivain d’origine indienne installé à Brooklyn, soit un personnage assez largement autobiographique pour le talentueux Hari Kunzru. On le découvre sur le point de partir trois mois en résidence d’auteur dans une institution située à la périphérie de Berlin, laissant derrière lui sa femme Rei et leur petite fille de trois ans, Nina.

Là-bas, les choses se compliquent très vite pour l’universitaire. Davantage soucieux de faire une coupure nette avec son quotidien que d’approfondir véritablement sa pratique littéraire, il prend conscience qu’il n’a pour ainsi pas lu les conditions d’accueil pourtant très précises de l’endroit qui le reçoit, le Centre Deuter. Créé par un industriel ayant fait fortune grâce à un type de blanc prisé pour sa brillance optique tant dans les carrelages que dans le plastique ou encore le dentifrice, ce centre envisage de manière très stricte le cadre d’exercice de ses hôtes, à commencer par une pension complète et surtout l’obligation de passer ses journées dans un immense open space, avec sessions de travail dûment enregistrées.

D’emblée vent debout contre pareille prison, mais trop fier pour claquer la porte où encore se confier à sa compagne, l’écrivain va errer entre la connexion wifi de sa chambre, qu’il doit normalement quitter en journée mais qui le voit regarder frénétiquement la série policière gore Blue Lives, et les abords du centre, à savoir le lac Wannsee sur lequel donnent la tombe d’Heinrich von Kleist datant de 1811 et le bâtiment où fut prise en 1942 la funeste décision de recourir à la Solution finale.

Le grand dramaturge prussien, auteur d’une œuvre dérangeante et fasciné par le suicide à l’arme à feu, hante le narrateur par sa constance dans l’outrance et par sa mort si terriblement fidèle à sa vie – il convaincra une inconnue de périr avec lui et lui tirera dessus avant de retourner l’arme. La citation de son Prince de Hombourg ornant la stèle frappe ainsi le pensionnaire du Centre Deuter comme «le manifeste d’un homme en colère qui s’apprête à massacrer des gens au Walmart».

Hari Kunzru nous demande à travers la détresse de son personnage s’il faut faire corps avec le monde pour pouvoir l’habiter, ou mieux encore, en modeler la destinée

De proche en proche, Hari Kunzru nous demande à travers la détresse de son personnage s’il faut faire corps avec le monde pour pouvoir l’habiter, ou mieux encore, en modeler la destinée. Car tel est le projet du mystérieux et cynique Anton, scénariste de Blue Lives que le narrateur rencontre par hasard à Berlin et dont il pensera se rapprocher, pour en réalité devenir son cobaye. La série crépusculaire dont Anton est l’auteur s’avère être la matrice d’un véritable projet fasciste de reconquête et le scénariste se servira ainsi de l’universitaire, non sans l’humilier, pour visiter les lieux qui font de Wannsee une plaie de l’Histoire et tant qu’à faire pour les arpenter en déversant son sabir suprémaciste des plus grotesques.

Dès lors, l’écrivain expatrié perd pied et d’ailleurs il perd tout, au sens littéral : le wifi à Berlin, ses bagages à Paris où il va se fourvoyer dans des forums complotistes à la recherche d’avatars d’Anton. Et enfin il fait tomber son téléphone en pleine mer du Nord, peu avant d’accoster sur une île écossaise dans laquelle il abandonnera divers écrits et courriers, en proie à une phase de délire qui culminera par une paranoïa de type Truman Show – la vie vue comme un gigantesque simulacre et le monde comme un décor factice.

En chemin vers le cabinet de sa psy, le narrateur s’interroge : «Comment parvient-on à masquer son désespoir ? Si je dis la vérité, je crains de me renvoyer tout seul sur la route pavée de briques jaunes qui mène à la clinique. Mais si je ne dis pas la vérité, (…) quel espoir ai-je de trouver une issue dans la selva oscura ?» L’expression de son trouble, on le voit, passe par des références variées, ici Le Magicien d’Oz et La Divine comédie, alors même que sa thérapeute l’exhorte à «parler de [lui] de manière directe, sans passer [ses] mots au filtres de livres, de films ou de peintures». Mais on ne se refait pas, et les citations d’un homme de lettres sont aussi son armure, là où, comme dit un proverbe médiéval français qu’il affectionne : homme seul est viande à loups.