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Rien à foutre : Entretien avec Julie Lecoustre et Emmanuel Marre

Sortie le 2 mars 2022

Par Quentin Mével, le 06-03-2022
Cinéma et Séries

Vous avez travaillé ensemble sur un précédent film, D’un château l’autre. Pensé et élaboré ensemble, signé par Emmanuel Marre. Pour Rien à foutre, vous signez le film tous les deux. Quel chemin avez-vous emprunté pour cette réalisation à deux ?

EM : Il s’agit pour nous de mettre des mots sur la réalité des choses. Notre travail est tellement imbriqué.

JL : Il y a des paliers. Le financement, au tout début, s’est fait sur ton nom. Ensuite, on a travaillé ensemble sur l’écriture, puis rapidement, j’ai travaillé sur les solutions à trouver pour filmer dans un avion. On a travaillé avec obstination, sans vraiment se poser de questions. On a ensuite abordé le tournage avec Emmanuel en tant que réalisateur. On a presque réalisé la nature de notre collaboration, notre façon de travailler après. Cela posait aussi la question de l’auteur – qui est l’auteur d’un film ?

EM : Notre façon de faire imposait cette réflexion. Chacun, dans l’équipe, sort de son pré carré. Il y a une vraie dimension collective à prendre en compte. C’est important pour nous de sortir de la sacralisation de l’individu-auteur. De la signature. Très concrètement, sur le plateau de tournage, on travaillait à 4 mains. On aime l’idée qu’en cours, le film puisse devenir une propriété plus large.

A ce titre, vous ne partez pas  d’un scénario totalement défini, clos ? En cours de route, la préparation et le tournage apportent de nouvelles pistes. C’est d’ailleurs un film qu’on ne peut pas réduire à un sujet, il est très ouvert.

EM : On part d’images, de choses entendues. Le film est une recherche sur ce qui nous a touchés dans ces images et dialogues entendus. L’image initiale, c’est une hôtesse de l’air, assise sur son jump seat, dans un moment de détresse terrible. Je me suis retrouvé placé juste devant elle. Avec son uniforme très soigné, le maintien du corps que demande la profession, je voyais, dans cette coulisse, une femme triste, fragile. Puis, quand elle a commencé son service, elle a effacé toutes ses émotions. Mettant une sorte de masque de sourire. Cette première image nous a posé plein de questions : qu’a-t-elle laissé au sol ? D’autres images se ramifient ensuite. Une autre image, dans un train en grève entre la Belgique et la France. De jeunes femmes, en formation de puériculture je crois, montent dans le train, venant de s’engueuler avec les syndicalistes – « allez bosser, vous ne foutez rien ». Très vite, elles s’assoient et parlent de leur vie intime. L’une d’elle sort d’une relation compliquée avec un mec, et dit à peu près 40 fois en 5 minutes « rien à foutre », alors que visiblement, elle en avait tout à foutre ! Ce « rien à foutre » devenait, on s’en est rendu compte plus tard, une sorte de mot d’ordre d’une génération pour faire face à une forme de précarisation du travail, de la vie. Des liens, quoi.

JL : Un scénario existe : on doit passer par cette étape pour la production d’un film. On explique qu’il s’agit d’un film tel qu’il pourrait être, mais pas tel qu’il sera. On fait beaucoup de recherches pour l’écriture, nous sommes très empreints du film. Le film s’invente à chaque étape, et ressemble au final au scénario initial. Le scénario se nourrit du casting aussi. On travaille beaucoup en improvisation.

Vous vous documentez beaucoup pendant l’écriture ?

JL : Énormément.

EM : On essaie aussi de faire des expériences. Au tout début, nous n’avions pas encore de scénario, j’ai demandé à la production s’il était possible de prendre 1000 euros et voir le maximum de vols qu’on peut faire en 4 jours. J’ai pu faire une fois 5 vols dans une journée. Le bilan carbone est horrible, mais je souhaitais voir la sensation que cela fait physiquement et mentalement d’être dans un état de déplacement presque hardcore. Je ne prends pas spécialement de notes, je dessine dans ces moments-là.

Vous cherchez des choses en particulier, des postures, des façons de se déplacer, des échanges ?

EM : Oui de tout. Je vois des choses parfois très concrètes, comme un aéroport intéressant. Et parfois un regard, des échanges. C’est marrant parce qu’on ne relit pas nos carnets ensuite. C’est juste une façon de s’imprégner.

JL : Les idées marquantes restent. Dès le départ, énormément de rencontres nourrissent l’écriture. On a rencontré une centaine d’hôtesses et de stewarts.

EM : Le gros du travail, c’est le casting, quand on rencontre les gens.

JL : Le casting nourrit encore l’écriture, on continue à écrire. Quand on rencontrait les hôtesses, on restait une heure à travailler, faire des impro… Le travail documentaire continue ensuite au tournage. La cheffe déco a passé du temps à Lanzarote avec des hôtesses qu’on avait castées, dans leur colocation, pour prendre des photos. Elles lui ont prêté des objets. C’est une façon de faire, on essaie de recréer des conditions documentaires sur le tournage.

EM : Sur la question de la coloc, on s’est posé dès le début la question : où vivait la protagoniste ? A Charleroi ? On voulait qu’elle vive l’expérience d’habiter loin, dans un lieu de rêve. Elle devait faire l’expérience de la carte postale. Je me souviens qu’au début, quand on a vu Lanzarote, on voulait qu’elle vive carrément dans un village vacances. D’un point de vue documentaire, on s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas se payer un appartement là-dedans.

On préfère tourner, puis monter, tester, continuer à écrire. Chercher le film encore

Vous faites des aller-retour entre d’une part, vos idées et envies, et d’autre part, la réalité et une certaine précision documentaire.

JL : Oui, elle est finalement dans un lotissement, très standardisé, dans lequel des hôtesses vivent en colocation réellement de façon saisonnière.

EM : Ces aller-retour fonctionnent tout au long du processus, par exemple, au départ, il n’y avait pas cette histoire de jet privé. Pour justifier qu’elle se retrouve à Dubaï. On a alors activé nos contacts pour nous renseigner sur ces compagnies. On fait des entretiens, on rencontre Gilles, qui est dans le film, et vit à NYC. Il a été recruteur pour une compagnie de jet privé. On discute avec lui, on invente le scénario au fur et à mesure. Toute la séquence d’entretien d’embauche avec lui, par skype, s’est faite comme ça, lui à NYC, et nous ailleurs.

JL : Le producteur a vraiment accompagné une façon de faire, consistant à tourner une première partie, puis monter. On a continué ainsi à écrire. Vu ce qui marche ou pas. Ensuite, on est reparti dans tous les décors. Si un élément narratif se détache, nous intéresse davantage, on poursuit dans cette direction. On ne veut pas écrire, tourner en six semaines grand maximum, puis monter. On préfère tourner, puis monter, tester, continuer à écrire. Chercher le film encore.

Pour quelles raisons souhaitez-vous travailler avec des acteurs non professionnels – en grande majorité, hors Adèle Exarchopoulos ?

EM : Ce qu’on aime par exemple chez les hôtesses, c’est ce mélange de gestes très précis, rapides, techniques et, parce qu’elles connaissent ça tellement bien, des choses débordent, des regards, des sourires. On s’est dit que le travail consistant à saisir les gestes des hôtesses serait trop important, si toutes les hôtesses étaient jouées par des comédiennes. Et puis, en les rencontrant, on les adorait en tant que telles, on avait envie de les filmer.

JL : On ne cherche pas à filmer le corps travailleur. Ce sont pour nous des interprètes. D’ailleurs, pendant les castings, on faisait attention à ne pas trop demander, on était prévenant, et l’une d’elles nous dit, qu’elle « jouait » devant 400 personnes à chaque vol. Ce sont des rencontres, leurs personnalités nous touchaient, on voulait vraiment les filmer. On avait envie de travailler avec elles.

EM : On a fantasmé au début un film beaucoup plus chorégraphique – un mélange de Tati et de danse contemporaine. Pour finir, on a rencontré des gens, et on a eu davantage envie de montrer ce qu’ils étaient, ce qui nous touchait. Plutôt que d’aller vers un film plus abstrait, plus radical. Plus un film de corps. Au scénario, on avait l’idée de filmer les corps, puis, on a rencontré Mariana, Blanche, Martina, David. Ce ne sont pas des corps, mais des êtres. Peut-être qu’un jour on arrivera à filmer les êtres et la chorégraphie ? Dans l’urgence d’un tournage, ce qu’on voulait, c’étaient les voix. Un bout de la personne.

Comment Adèle Exarchopoulos est arrivée sur le projet ?

EM : On a rencontré énormément de personnes, d’hôtesses qui nous ont raconté tellement d’histoires que nous souhaitions aborder, qu’à chaque fois, il leur manquait quelque chose pour incarner une autre histoire que la leur.

JL : Pour ce rôle, notre limite était aussi de ne pas mettre en danger l’amour qu’elles ont pour leur métier. C’est la question de la friction très particulière quand on fait du casting sauvage entre le travail et le film. On vient les extirper d’une certaine manière, on a une responsabilité. Il ne faut pas mettre leur quotidien en danger.

EM : Deux d’entre elles nous ont dit d’ailleurs qu’elles avaient besoin de l’assurance que ça ne mettrait pas en péril leur métier. Leur image, l’image de leur métier et leur vie.

JL : Il faut avoir de l’endurance, huit semaines d’investissement demandent de quitter momentanément son job.

EM : On s’est posé la question de savoir si nous étions suffisamment forts pour maîtriser les tenants et aboutissants de prendre la vie de quelqu’un pendant un certain temps, de l’exposer. Si jamais le film ne marche, et qu’elle n’est pas juste, on a aussi une responsabilité vis-à-vis d’elle. Dans notre façon de faire des films, en tout cas. Certains films sont magnifiques avec des non-professionnels, quand les conditions sont justes et adéquates. Les Huillet/Straub, par exemple, mettent en place un dispositif qui marche, les ouvriers avec lesquels ils travaillent ne sont pas mis en danger. Il y avait chez nous une question de fond relatif à la mélancolie du personnage. Adèle a ça. Et sa façon de voir le métier d’hôtesse : elle ne s’intéresse pas à la sociologie, mais à la technique pour interpréter le personnage.

JL : C’était le seul nom qu’on évoquait dès le début si nous devions avoir besoin d’une actrice professionnelle. C’est notre directrice de casting, à trois mois du tournage qui nous dit de la voir quand même. Elle contacte son agent qui demande le scénario. On souhaite rencontrer les gens plutôt qu’envoyer un texte. Elle accepte.

Il fallait que les relations entre les différents protagonistes fonctionnent.

JL : Adèle est très technique. Ce n’est pas lisible parce qu’elle a un naturel dingue, mais elle est hyper précise. Elle a une conscience du cadre, du son. Pour une deuxième prise, elle refait exactement les mêmes gestes. Elle a une conscience du son ; lorsqu’on parle pendant les prises, elle fait un geste vers son sac pour nous dire qu’elle n’a pas entendu, de façon à ne pas perdre la prise.

EM : On parle beaucoup pendant les prises, et avec un comédien qui n’a pas l’habitude, c’est compliqué, il peut casser le jeu. Elle a aussi apporté quelque chose de beaucoup plus fin que ce qui était écrit, et même de ce que nous imaginions, elle est moins dure. Elle a apporté un contre point au personnage écrit, un appétit de vie.

JL : Elle a amené de la douceur à la fanfaronnerie. Et puis sa drôlerie. Ce qui a nourri beaucoup le rapport de camaraderie avec les autres que nous souhaitions créer. Y compris avec l’équipe technique. On est une toute petite équipe, on n’a pas de loge. Soit tu plonges avec nous, soit ça ne marche pas.

EM : Elle est simple et fine.

JL : Elle a une précision et une concision dans son jeu qui est dingue. Elle peut passer d’une émotion à une autre en un rien de temps. On retrouve l’image initiale de l’hôtesse en détresse sur son jump seat, dont on a parlé au début. On a beaucoup cherché ça aussi en casting, on l’a trouvé tout de suite chez elle.

On cherche toujours a regarder les moments de fragilité, les rayures sur le lisse

Le film aborde beaucoup d’enjeux propres à cet âge – le travail, la vie affective, les rencontres Tinder, les fêtes, l’alcool, le téléphone, l’image de soi, sans jamais juger. On est avec les personnages, jamais au-dessus d’eux. Vous n’avez pas de discours.

JL : On n’est personne pour juger, ou regarder en aplomb. Ou faire preuve de morale. On cherche toujours a regarder les moments de fragilité, les rayures sur le lisse. Par exemple, le moment où elle fait des nudes, des sex pics (photos intimes) sur les réseaux sociaux pour un mec avec lequel elle converse. Elle cherche à montrer la meilleure image d’elle-même. Nous, on va chercher à montrer aussi sa maladresse, les coulisses de la photo – coincer le téléphone entre deux coussins, une chambre standard, des positions un peu ridicules. C’est ce qui nous touche.

Tous ont un rapport assez léger avec les photos sur les réseaux, une conscience de la mise en scène, de la part de jeu avec les images.

EM : On les laisse faire, on ne va pas faire comme si on connaissait tous ces différents réseaux sociaux. Le problème que je vois souvent avec les films sur le travail réside dans le fait que le réalisateur part d’une analyse théorique. Le film devient une illustration. On se laisse davantage submerger par le réel. La vie est irréductible aux théories. Au tournage, ce qui est important, c’est le moment où on est happé. C’est difficile à définir, mais le réel emporte la scène. Il est essentiel pour nous qu’un film soit vivant.

 

Les choix de vos cadres participent aussi de cette sensation d’être avec eux. Comment travaillez-vous ?

EM : On aime beaucoup la photo. La sensation de présence, qu’on retrouve dans les photos de famille amateur, ou encore de photographes comme Nan Goldin, avec cette idée que le cadre n’est pas forcément bon, avec des personnes trop loin ou trop proches, dans des positions singulières, mais qu’on essaie de capter des choses. Aussi, entre ce qu’on veut faire, et ce qu’on fait, quelque chose d’intéressant se crée dans l’échec. On a une idée hyper précise qu’on n’arrive pas à mettre en œuvre. On fait quand même. Une troisième chose en émerge. Pour la séquence d’ouverture, avec les trois hôtesses qui écoutent le speech de leur cheffe qui expose le travail de vente dans l’avion, on est passé par différents cadres. Au début, c’était un plan assez général, avec les 4 protagonistes, un brief de 5 minutes avec un zoom sur Adèle. Ça ne marchait pas. On s’est dit que ce n’était pas le film. Ça poserait qu’on est en avance sur les gens qu’on filme. Nous, réalisateurs, savons, et maîtrisons. On s’est rendu compte que le moment le plus intéressant dans cette séquence, c’est lorsque la question de vendre pour soi ou de façon partagée se pose. Au final, on filme serré sur les trois hôtesses, la cheffe de cabine est hors champ – ce qui renforce l’idée qu’on ne sait pas où on est. En étant avec les trois filles, en plan resserré, on est aussi saisi par cette parole.

JL : On ne se dit pas les choses de façon concrète, mais on sait qu’on va essayer de capter un mouvement intérieur. On n’a aucune avance sur le personnage. On est avec un personnage confronté à une nécessité d’apparence – les trois filles sont en uniforme, avec un masque, un souci de représentation, qu’il nous faut essayer de capter avec toutes leurs failles. Avec le chef opérateur, on a cette attention.

EM : Lors d’une master class, Michael Mann expliquait que le gros plan est intéressant lorsqu’il y a un décalage entre ce que le personnage dit et ce qu’il vit.

JL : Ce qui est l’essentiel de Cassandre, le personnage qu’interprète Adèle.

EM : Il doit y avoir une dualité, une complexité dans ce qui est vécu. Un gros plan pour faire monter l’émotion me fait sortir d’un film.

Ce sont plutôt ici des plans moyens, pas de vrais gros plans de visages. Elle est souvent filmée dans un décor, ou une interaction. Elle n’est pas réductible à de la psychologie.

EM : On a travaillé presqu’exclusivement avec deux focales. Très courtes. Comme la photo de Hollande par Depardon. Elles ont un double intérêt. Même proche du personnage, on a pas mal de décors. Avec des focales plus longues, on serait sur les visages tout le temps. On essaie d’avoir moitié personnage moitié décor dans chaque plan. La deuxième chose intéressante avec ces focales est qu’on n’a jamais de flou. L’arrière-plan est mou, c’est-à-dire que c’est un flou mais on distingue encore les choses.

JL : Soit tout est piqué comme avec un iPhone, soit l’arrière-plan est flou en général.

EM : Pour moi, quand le personnage est net avec un arrière-plan tout flou, ça peut indiquer une détresse psychologique. Ce qui est intéressant avec l’arrière-plan mou, c’est qu’on garde la sensation d’une détresse, mais autre chose que le psychologique émerge aussi.

JL : On découpe très peu, on ne cherche pas à couvrir une scène – filmer depuis un autre angle pour monter. On cherche une position plus proche de celle de la vie. On parlait tout à l’heure d’être avec les personnages, cette façon de filmer permet ça. Une façon de s’approcher d’eux, d’elles. Des émotions de la vie. Ne pas chercher à couvrir une scène à 360 degrés. On préfère chercher un point de vue, et le laisser se déployer dans la durée.