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Viens je t’emmène : Entretien avec Alain Guiraudie

Sortie le 2 mars 2022

Par Quentin Mével, le 01-03-2022
Cinéma et Séries

Vous avez écrit un livre sorti à l’automne 2021, Rabalaïre (POL). On retrouve certains personnages ou situations dans le film. Comment procédez-vous à l’écriture ?

Généralement, après un film, je suis un peu sec. Alors pour me relancer, j’écris de façon très libre, sans penser à une forme en particulier. Et au bout de 50 pages, je me rends compte que je suis en train d’en écrire un scénario. Souvent, je passe alors au scénario, j’arrête de me faire chier. Là, j’ai eu envie de continuer l’écriture d’un roman. Et parallèlement, j’ai eu envie d’écrire un scénario, avec l’attentat de Clermont. L’histoire d’Isadora et de Selim se sont rapidement dégagées aussi. Avec un personnage principal, Médéric, pas exactement le même pour moi entre le roman et le film, mais avec lequel on peut quand même trouver des ressemblances. C’est vraiment écrit en parallèle, d’ailleurs la pute et le jeune supposément terroriste sont très hors-champ dans le roman. Parce qu’ils sont justement au centre du scénario.

Pour le film, vous resserrez autour d’un lieu, Clermont-Ferrand et autour de l’enjeu terroriste. En plus de la question du désir, centrale dans le roman et dans le film. Plus généralement, vous abordez une question politique contemporaine : le « vivre ensemble » selon la formule consacrée.

Oui, au cinéma, faut resserrer. On est toujours en train de resserrer les boulons. Même si je ne pense pas être le cinéaste le plus efficace, on pense en termes d’efficacité. La bonne durée pour un film, et je suis assez d’accord, c’est 1h30 / 2 heures. Je fais d’ailleurs ce type de roman (plus de 1000 pages) pour me permettre des digressions, peu envisageables au cinéma. Le film traite effectivement beaucoup de questions d’actualité. Et sur le vivre ensemble oui.

Vous filmez en général à la campagne, de grands espaces – sur des plateaux, des Causses. Votre dernier film, Rester vertical, se déroulait un peu à Brest, mais vous avez peu filmé en ville. Là, on est tout le temps en ville, à Clermont-Ferrand.

Je voulais un film de ville. Le sujet s’y prêtait.

Oui, je filme à l’air libre généralement, plutôt à la campagne. Je voulais tourner en ville, en hiver. Et puis filmer l’angoisse que suscite un attentat ne justifiait pas d’en sortir. La question de la façon de filmer une ville s’est posée – sous toutes ses coutures ? On est finalement resté sur quatre cinq quartiers. Je n’ai pas filmé le centre-ville par exemple – pourtant cela aurait pu m’intéresser, c’est sobre, les rues sont tortueuses. Ça aurait pu créer un état plus anxiogène. J’ai filmé la ville de façon assez ouverte sur l’extérieur, avec des perspectives, les plateaux alentours, les grandes avenues. Je voulais un film de ville. Le sujet s’y prêtait. Et un film assez nocturne. Je trouve qu’on ne sent pas assez le froid de l’hiver d’ailleurs.

Pourquoi l’hiver ?

Je voulais un film un peu inconfortable, avec en même temps un côté film de noël. Je crois que je voulais aussi tout bêtement faire quelque chose de différent par rapport à mes précédents films.

Est-ce que filmer en ville a modifié vos choix de mise en scène ?

Non pas vraiment. Quand on est sur le Causse Méjean, on est face à une immensité de terre – est-ce qu’on arpente ou on se concentre sur certains lieux ? C’est comme en ville.

Vous avez un rapport de géographe au lieu, les mouvements des protagonistes donnent une idée assez précise des distances. A plusieurs reprises, Médéric court, marche, nous permettant d’éprouver le lieu.

D’où l’intérêt de retrouver toujours un peu les mêmes endroits. Oui, je suis un peu géographe dans mon style, j’aime bien ces histoires de directions. Je me prends assez la tête sur ces histoires de circulations.

C’est une façon d’incarner l’espace.

Oui, ce sont des détails qui accréditent la réalité de la situation. C’est aussi un souci de lisibilité du film.

Dans vos films, les protagonistes sont souvent en mouvement, par la marche, la course, le vélo dans votre roman. Ici, Médéric pratique le jogging.

Déjà la course permet un bon rythme pour découvrir une ville, et je pense que j’aime que les gens aillent d’un point à un autre. Toujours cette affaire de direction. De mouvement. Ça permet de ne pas faire de plan gratuit pour identifier un lieu. Et Je trouve plus intéressant un mec qui court qu’un mec en bagnole. Comme les gens dans mes films ne travaillent pas beaucoup, faut bien qu’ils fassent quelque chose.

Le costume du joggeur induit ici un aspect comique, c’est quelque chose à quoi vous pensez ?

Je ne pense pas à l’accoutrement quand j’écris, mais il est super ici ! La costumière rapporte un jogging qui à la fin devient presque un costume de super héros. Le côté ridicule des fringues me plaît aussi. Je me rappelle d’Armand, dans Le roi de l’évasion, le mec des costumes me dit qu’il passe un temps fou en cuissard, en tenue de cycliste – y compris dans des séquences où il espionne son concurrent. Je ne peux pas dire qu’en l’écrivant, je l’avais compris, mais finalement, je trouve ça super. S’il n’avait pas été en tenue de cycliste, je pense que je me serais démerdé pour qu’il ne repasse pas chez lui afin qu’il ne se change pas. Ça fait partie des idées un peu gratuites qu’on finit par garder. Je me souviens maintenant qu’on en parle qu’on pensait à l’écriture que la course lui permettait parfois de calmer sa libido – après qu’il discute avec Isadora par exemple, la première fois.

Au centre du film se trouve aussi l’immeuble avec les voisins. C’est une représentation de la France, chaque habitant jouant une partition qu’on peut identifier en premier lieu, puis qui échappe à toute assignation. Ou pas toujours d’ailleurs. En tout cas, nos représentations et imaginaires sont constamment pointés, questionnés, retournés. Un peu comme chez Zola en littérature ou Renoir au cinéma par exemple.

Je pars de mon immeuble à Albi. Qui ressemble un peu structurellement à l’immeuble du film. Avec certains voisins que je ne vois jamais, et d’autres avec lesquels j’ai des échanges, des débats. Le monsieur Coq, celui qui a des armes chez lui, j’ai déjà croisé quelqu’un comme lui, dans un immeuble pas loin du mien. Monsieur Lalaoui, l’arabe hyper intégré, m’est aussi familier. C’est un mélange d’expériences personnelles, d’inventions – je brode autour quand même, et de l’extrapolation. Comme je fais une sorte de portrait de la France, je fonctionne aussi avec les archétypes sociaux. Chacun prend un peu en charge un pan des personnalités des temps modernes. D’une France actuelle, mais aussi du passé – Isadora appartient plutôt au passé. Par ailleurs, il est évident que tout ça se remixe avec des souvenirs de cinéma, avec un fond culturel que je partage avec tout le monde, des romans, des films – on essaie d’être universel quand même ! Les films qui planent au-dessus sont davantage des films d’immeuble comme ceux d’Almodovar, Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? ou Femmes au bord de la crise de nerf, où sur un mode vaudevillesque, il parle de son époque. J’aime aussi bien citer La règle du jeu de Jean Renoir. Pareil, sur un ton très léger, on va vers le drame. Il y a aussi du vaudeville dans La règle du jeu. Après mon dernier film, Rester vertical, qui était assez solennel, ample, contemplatif, je voulais revenir à ce qu’il est convenu d’appeler une forme un peu plus mineure. Le vaudeville apporte quelque chose de plus comique. De plus léger, tout bêtement.

Vous évoquez à juste titre la légèreté du film, vous abordez aussi frontalement des questions contemporaines graves et tragiques.

On est d’accord, sachant que l’idée était de marier la légèreté, la désinvolture avec le tragique et une certaine profondeur de propos.

Les questions politiques sont discutées par les habitants d’un immeuble. Chacun prenant en charge un archétype, comme vous l’évoquiez. Les dialogues sont ciselés et très frontaux. Au fur et à mesure du film, les assignations se dérèglent, chaque habitant n’est pas réductible à son assignation, à une identité, de façon à déjouer ces archétypes.

Je joue avec les représentations qu’on se fait du monde et des gens. Y compris les représentations que je me fais moi-même des autres. Pour le personnage de Monsieur Coq, le voisin du dessus, avec les armes, je suis parti d’un voisin chez moi, qui jouait à la pétanque, toujours vêtu en paramilitaire. J’ai discuté avec lui, il promenait son chien, un berger allemand. Et un jour, je le trouve à un meeting de La France Insoumise. Je suis sur le cul, on se met à tchatcher. Tu te dis que finalement, on a beaucoup de représentations. Lui, c’est une vraie base dans ce travail d’identification des différents voisins. Je me suis mis à retourner les trucs que j’ai en tête. À jouer avec nos représentations quoi. Dans le bon ou le mauvais sens. Et parfois en revenant au cliché de départ. Parce que Monsieur Coq, au final, certes il fume des pétards, mais il a un arsenal chez lui quand même. Je trouve que ça va bien avec le confusionnisme ambiant. Il y a une telle confusion politique chez les gens en ce moment. Ce que j’ai retrouvé pas mal chez les gilets jaunes par exemple. Des mecs qui sont pour un partage des richesses, pour davantage d’égalité, pour l’éducation pour tous et qui se retrouvent à voter Marine Le Pen, tout en étant sûrs de voter en adéquation avec leurs idées. Je parle vachement de ce confusionnisme je trouve dans le film. J’écris ces dialogues toujours un peu sur le fil du rasoir – trop ou pas assez. Avec des trucs qui se modifient jusqu’au montage.

Les acteurs jouent avec une certaine frontalité. Les choses sont dites dans une langue assez écrite.

Je ne pense pas qu’on gagne en réalisme, ou en naturalisme en mettant un langage de tous les jours ou en permettant aux comédiens d’utiliser leur langage. Il faut en revanche trouver les bons comédiens, ce qui est vraiment un long travail. Une fois les comédiens trouvés, je suis très « anti-actor studio » – avec ces comédiens qui viennent se fondre dans la peau d’un personnage, je n’y crois absolument pas, je fais avec eux, tels qu’ils sont. Ce sont eux qui remplissent le personnage. Ils donnent corps aux personnages avec leurs voix, leurs corps, leurs vécus. Je pense que ça marche aussi avec le jeu, la langue parce qu’il y a quelque chose de posé. Je ne livre pas ces situations comme étant une vérité objective non plus. C’est suffisamment dans la fantaisie pour créer une légère distance. L’humour permet ça.

La mise en scène est composée le plus souvent de plans assez larges – disons de plans moyens. Vous n’utilisez pratiquement jamais de champ/contre-champ. La cadre est fixe, la situation est folle.

Complètement. Déjà, quand on tourne je garde l’unité de la séquence. On travaille avec les comédiens le rythme interne à la séquence – c’est très dur de redynamiser un manque de rythme au tournage pendant le montage. Il y a un truc qui appartient aux comédiens, et à leur jeu ensemble. Je trouve donc important de laisser respirer leur jeu : je me place à un endroit d’où regarder la scène avec un plan un peu large oui. Plutôt des plans moyens d’ailleurs. J’aime beaucoup. Tu regardes les films de John Ford, ou de Jean Renoir, c’est beaucoup en plans moyens. Ce sont des films où les choses existent à deux. Rarement de très gros plans. Enfin quand il y a un gros plan, tu sais pourquoi le mec le fait.

Les plans moyens permettent aussi d’inscrire les personnages dans leur environnement.

Exactement. Et j’aime bien quand l’arrière-plan n’est pas flou.

Les scènes de sexe sont également filmées en plan large, moyen, disons, ce qui est rare.

Il faut filmer le sexe comme les reste.

Oui, je trouve qu’il faut filmer le sexe comme les reste. J’en ai parlé avec pas mal de gens, ces scènes emmerdent tout le monde ; le cinéaste demande en général aux comédiens de faire l’amour. Souvent avec des scènes de sexe assez conventionnelles. La femme est au-dessus parce que c’est plus joli, quand même. Pas de scènes scabreuses. Alors qu’il faut accepter des situations ou des positions assez ridicules lorsqu’on fait l’amour. Bref, ensuite, on demande au monteur de se démerder, à base de jump cut. En dehors des comédiens qui ne veulent pas enlever le bas, c’est encore autre chose. Ce que j’aime, déjà, c’est avoir de la durée dans la séquence. On est tous d’accord pour se dire que cette scène fout la trouille à tout le monde sur le plateau. Même moi hein ! Je me suis vachement détendu mais je sais que je demande un investissement particulier. On discute très tôt avec les comédiens pour savoir jusqu’où ils veulent aller. On répète beaucoup en amont aussi, et afin d’éviter des ellipses, et de trouver une bonne durée à la séquence, on fait une chorégraphie. Toute la séquence est construite de A à Z. Une fois ces bases posées, on a le droit au cadre large. Ça suppose bien sûr des comédiens à l’aise avec leurs corps. On ne voit pas de sexe pour autant au final. On arrive à être assez libre sans être ostentatoire. C’est la grande ellipse du cinéma. C’est important de filmer ces scènes comme les autres scènes.

Vous évoquez souvent dans vos films la possibilité d’inventer une autre façon d’être ensemble, dans le même appartement, ou dans le même lit. Une communauté qui s’inventerait au gré des désirs. Et non plus en fonction de la classe, de la couleur, de la religion, que sais-je ?

Plus que montrer ça, c’est davantage entrevoir. Quand même, là, ça met du temps à s’arranger. Ils ne vont pas tous dormir ensemble – on est loin de la cabane finale du Roi de l’évasion. J’aime bien l’idée que ce soit compliqué aussi. J’ai grandi dans les utopies des années 70, aujourd’hui, on est rattrapé davantage par l’idée que c’est compliqué, on a envie de vivre en couple. C’est plus normalisé. On veut bien être pas loin du voisin, mais pas trop près non plus. J’aime beaucoup cette idée qu’ils se retrouvent dans une sorte de conjugalité qui a du mal s’organiser. Avec l’idée qu’on partage les appartements, on va dormir chez l’un, chez l’autre. Ça me plaît beaucoup. C’est un rapport à l’enfance aussi, quand un oncle reste dormir, on réorganise la maison. Je ne perds jamais de vue ce truc de l’enfance. Je préfère terminer sur le sprint de Charlène que sur le jogging un peu mou de Médéric !