L’Année du requin : Entretien avec Ludovic et Zoran Boukherma
À l'occasion de la sortie du film sur les écrans le 3 août 2022
Votre précédent long-métrage, Teddy, mêlait le cinéma de genre – film de loup-garou et la chronique sociale. À nouveau, vous réalisez un film de genre – film de requin que vous hybridez à nouveau avec de la comédie et de la chronique sociale.
Zoran Boukherma : On a grandi avec les films de genre que notre mère regardait, elle est archi fan de Stephen King et de ses différentes adaptations, mais aussi de Wes Craven, John Carpenter. Ce sont des références pour nous, néanmoins, pour nos films, on ne souhaite par pasticher ça. Les Américains font ce type de cinéma très bien. C’est d’ailleurs un type de cinéma très lié aux États-Unis, à l’histoire américaine. Ça n’aurait pas trop de sens de coller au cinéma de genre tel qu’ils le font. Notre envie est vraiment de faire rencontrer ce cinéma-là avec la campagne du Sud-Ouest où nous avons grandi. Ce qu’on a commencé à explorer avec Teddy puis poursuivi avec L’année du requin. Ça crée l’idée d’un mal-à-propos, faisant s’entrechoquer le monstre américain et des acteurs non-professionnels avec l’accent du Sud-Ouest. On se disait que cette rencontre un peu impromptue créerait de la comédie.
Le premier élan, à l’écriture, n’est pas d’écrire une comédie ?
ZB : Non, le comique arrive toujours assez naturellement parce qu’on aime qu’il y ait du rire dans nos films. On a toujours au départ des scènes qui nous font rire, mais là, on n’est pas du tout partis sur Les Dents de la mer qu’on pasticherait. Nous avions l’idée et l’envie d’un film avec un requin avant même la réalisation de Teddy. C’est une figure de monstre que nous souhaitions aborder. Avec l’idée d’ancrer le requin dans le Sud-Ouest. La comédie en découle, mais c’est le monstre qui nous apparaît au départ. Utiliser la figure du requin pour évoquer la société dans laquelle on vit.
Ludovic Boukherma : On fait une grosse différence entre comédie et parodie. Le risque est de toujours de frôler la parodie, or, les limites de la parodie sont de ne jamais croire à la menace. On voulait réaliser un film avec des scènes drôles et décalées mais aussi avec des scènes où la menace du requin est bien réelle. On ajoute aussi, en plus, un peu de drame.
Le casting est composé notamment de trois acteurs centraux dans la comédie française contemporaine : Marina Foïs, Kad Merad et Jean-Pascal Zadi. Et de Christine Gautier, moins identifiée, qui vient compléter le quatuor avec un autre ton de jeu particulièrement fin. Vous avez écrit avec ce casting en tête ?
LB : Nous avions l’idée de Marina assez tôt. Elle a en elle la comédie et le drame. Nous l’avions vue dans Polisse aussi, avec cet aspect un peu froid et autoritaire, ce que nous imaginions bien pour le personnage. Nous avons pensé à Kad, après l’écriture, pendant la préparation du film. Dès que l’idée nous est apparue, ça nous semblait parfait. Nous souhaitions une sorte de léger contre-emploi, avec un acteur très connu dans un rôle secondaire, en soutien du personnage principal. Et concernant Jipé (Zadi), nous avions écrit à la base pour Vincent Lacoste que nous avions rencontré pour le rôle. Nous en avons pas mal parlé mais il a dû partir sur un autre film. On a alors cherché un acteur avec un potentiel comique correspondant au personnage de Blaise. On venait de voir Tout simplement noir, ça nous a paru évident. Ils ont des registres de jeu différents qui convenait bien au film.
ZB : Christine Gautier jouait déjà dans Teddy. C’est une jeune comédienne qui prend à chaque fois des risques en changeant son apparence physique. Elle a beaucoup contribué à construire son personnage, elle va assez loin dans les personnages qu’elle interprète.
Le film joue bien entendu avec le film de Steven Spielberg, Les Dents de la mer, dans sa mise en scène – les jumelles qui permettent de mieux voir la mer vs le hors-champ menaçant sous l’eau – et dans les enjeux sociétaux – protéger les baigneurs vs protéger le commerce.
LB : Dans notre toute première version du scénario, en 2017, il n’y avait pas de requin. La gendarme était persuadée du contraire. C’était surtout un prétexte pour ne pas s’arrêter, et ne pas aller à la retraite. Mais le requin manquait, nous n’arrivions pas écrire sur cette espèce de fantasme. Dès l’arrivée du requin à l’écriture, on s’est posé des questions. Un requin en 2022 ne pose pas les mêmes questions qu’un requin en 1975, les questions écologiques sont passées par là par exemple. Tuer un requin n’est pas acceptable aujourd’hui. Mais c’est surtout le parallèle avec le covid qui nous frappait. Comme dans Les Dents de la mer, les plages et les commerces ferment pour protéger les gens dans le film. Ce que nous vivions précisément lorsque nous avons repris le scénario en pleine pandémie ! Avec la colère des commerçants… Lorsqu’en 2017, on a commencé à écrire, ce n’était pas du tout la même situation. D’ailleurs, on s’intéressait au requin uniquement pour la figure du monstre. C’est le covid qui a rapproché plus directement les enjeux communs. Ce qui nous a permis de nous amuser avec ces rapprochements. Surtout, on a traité le requin de façon un peu différente qu’imaginé au début : comme un élément qui s’immisce dans la collectivité et vient déchaîner les passions. À l’arrivée, le danger ne vient presque plus du requin, mais de la situation de Maja (Marina Foïs) qui se retrouve sous le feu des gens. En gros, comment un intrus s’immisce dans notre quotidien et va cristalliser toutes les colères ?
ZB : Sur la page, la scène dont vous parlez – de regard, de tension, de différer l’attente –, est la plus « hommage » au film. C’est une façon de s’amuser de ça, on sait très bien que Les Dents de la mer existe, et que c’est une référence écrasante. On aime bien distiller des clins d’œil au film au Spielberg, mais on emmène le nôtre complètement ailleurs.
Le narrateur dit « qu’on est à La pointe et pas à Chicago ». Ce n’est pas possible de réaliser un film de genre – d’horreur ou avec des monstres par exemple – au premier degré en France ?
ZB : Nos références sont trop américaines pour les traiter de la même façon, dans une société française très différente. On n’aime pas le cinéma français qui essaie de copier le cinéma américain. On peut faire un film d’horreur au premier degré à condition de l’intégrer dans notre culture.
LB : Tu vois des films français parfois avec des flics qui débarquent en quatre-quatre noirs, c’est l’Amérique. Ce n’est pas la France. On a très peur de ça. On confond : on a l’impression que ce qu’on voit dans le cinéma américain est de la fiction, presque hors-sol, qu’on peut donc se l’approprier, alors qu’en fait, c’est de l’ordre de la société américaine. C’est très incarné. Ils filment leur pays. Si on fait pareil ici, ça ne marche pas. Grave de Julia Ducourneau est un film d’horreur au premier degré très réussi, et très ancré en France.
Vous filmez beaucoup les visages en contre-plongée, en grand angle, ce qui apporte une certaine étrangeté au film.
LB : Je crois que c’est notre moyen de déguiser nos acteurs. On travaille bien sûr les costumes avec les acteurs, mais les focales et le fait de filmer par en dessous permet aussi de les habiller par l’image. Ça les déforme un peu, on les voit aussi sous un angle dont on n’a pas l’habitude de les voir. Cela nous permet aussi de nous approprier des acteurs très connus, qu’on a déjà vu dans beaucoup de films. Les amener dans notre univers, et les transformer. C’est aussi vrai pour les décors. On a à cœur de filmer le Sud-Ouest – on a tourné là-bas, avec des acteurs non professionnels du Sud-Ouest, sans pour autant faire des films naturalistes –, c’est pourquoi on choisit des villes qui n’existent pas. C’est une sorte de Sud-Ouest parallèle. On aime bien créer un univers de fiction. Le fait d’utiliser des focales avec de grands angles permet de produire une sorte de bizarrerie. Qui déforme les acteurs, mais aussi les décors. Et permet de créer tout de suite un univers très singulier.
Les frères Coen utilisent parfois ce type d’effet.
ZB : On admire les frères Coen. On aime souvent les cinéastes qui ont des univers forts, et sont identifiables en une image.
Les quatre acteurs principaux ont des jeux très différents, comment travaillez-vous ?
LB : On répète assez peu, et on psychologise très peu. Ils sont en costumes dans les décors, on indique les déplacements. On donne très peu d’indications, on a assez peur du surjeu en général.
ZB : ça se passe pas mal au montage, plus les acteurs sont neutres, plus on est libres. Pour Marina, on s’était dit qu’elle n’avait qu’un seul registre de jeu, une seule note ; pas de second degré – contrairement à ses deux collègues. Toute son identité est construite sur son métier de gendarme. Elle craint d’ailleurs la retraite, comme une peur du vide. Nos indications consistaient à dire de ne pas sourire. À l’inverse, Kad Merad a davantage d’empathie, il peut être drôle et plus tragique.
La voix-off a un rôle très important, elle apporte immédiatement un double décalage : le narrateur prend en charge le récit comme dans un conte, et le ton relève de la comédie.
LB : Dès le début, on avait envie de faire un conte. Dans sa version initiale, le film était davantage un conte moral – l’histoire est narrée parce qu’il y a quelque part une morale à cette histoire-là. Je crois que c’est aussi pour nous façon de renforcer l’ancrage dans le Sud-Ouest dans la mesure où le film est porté par des acteurs professionnels, non originaires de la région. Et nous avions besoin d’entendre l’accent.
ZB : On avait aussi quelque part l’idée du narrateur de The Big Lebowski avec une voix hyper suave. Le narrateur fait aussi quelques apparitions dans le film. Mais on fait un petit contre-pied, parce que notre narrateur n’a pas du tout la voix adéquate pour l’exercice. Ce qui nous faisait marrer.